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Gueule-Rouge, 80-Chevaux

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I

Caïn de Caorches


Lecomte de Caorches n’était heureux que quand sa femme ne l’était point. Or, voici que Régine, pour la première fois depuis son mariage avec ce monstre odieux que ses parents l’avaient forcée d’épouser, voici que Régine ne semblait plus aussi malheureuse. Et le comte souffrait le martyre.

Oui, un monstre que ce Caorches, sorte de gnome effarant, à tête énorme, presque bossu, cagneux, puissant de muscles, une façon de Quasimodo, mais redoutable, sournois, haineux et âpre.

Dès l’enfance, il terrifiait par sa laideur farouche et sa cruauté les jeunes paysans de cette rude contrée basque où s’érigeait, entre les bras d’un torrent, 1e donjon seigneurial des Caorches. À dix ans, sans raison, par ce même instinct de meurtre qui lui faisait étrangler des bêtes à pleines mains frissonnantes, il tuait son jeune frère d’un coup de couteau — d’où cet effroyable nom de Caïn sous lequel on le désignait dans le pays. Caïn de Caorches ! syllabes rugueuses, mots évocateurs et troublants qui s’appliquaient bien à cet être de légende et de malédiction.

Orphelin à vingt ans, prodigieusement riche, Caorches mena l’existence barbare dur noble du moyen-âge, chassant, galopant à travers plaines et bois, ravageant les moissons, traitant ses fermiers comme des vassaux taillables et corvéables à merci, réglant ses comptes à coups de bâton ou à poignées d’or, brutalisant les femmes, honni de tous — image de Satan devant qui les dévotes se signaient et murmuraient des prières.