Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/235

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— Bonne machine ! C’est rigide, ça a de la ligne, de l’œil… et puis quoi, c’est une Peugeot…

Que fut-ce lorsque Jean en eut fait l’essai lorsqu’il eut roulé plusieurs dimanches de suite, depuis l’aube jusqu’au soir ! Pas une mésaventure pas un ennui, pas même un effort. Dans le silence des chemins déserts, rien que le murmure de la chaîne qui chante indéfiniment sa douce chanson monotone.

La vie de Jean Vivien se transforma peu à peu. Jamais plus l’idée ne lui vint de perdre son temps au cabaret. À peine, au cours de ses excursions, y entrait-il pour s’y désaltérer. Le goût même des breuvages trop violents le choquait. La poitrine emplie de grand air, lavé par la rosée, par la pluie, par la brume du matin, par la pureté des crépuscules, il n’éprouvait plus que des désirs de fraîcheur. Tout ce qui dessèche, tout ce qui brûle, tout ce qui corrode, lui était désagréable.

Puis sa bicyclette lui valait une sorte de gloire. Il avait la meilleure, la plus solide, la plus roulante, la plus illustre. Le propriétaire d’une pareille machine ne pouvait être considéré que comme le plus habile et le plus endurant. On se groupa autour de lui en une association dont il fut le chef. Il organisa des promenades, ce qui l’obligeait à étudier des cartes et à s’enquérir de ce qu’il y avait de curieux ou d’instructif dans telle ville où dans telle région.

Enfin il fut quelqu’un. À diriger les autres il acquit le sens de l’autorité, travailla beaucoup et devint contre-maître. Il avait pris des habitudes d’économie qui lui permirent de se bien marier. Et s’étant marié, le plaisir qu’il avait à se servir de sa bicyclette l’engagea à fuir l’agglomération malsaine et triste des habitations ouvrières pour demeurer à une lieue de là, dans une jolie chaumière, agréablement située et pourvue d’un jardin.

En quatre ans, il eut trois enfants. Il était infiniment heureux.