Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/273

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Dès qu’il passa devant moi, suspendu au haut de ses béquilles escorté d’un domestique, je le reconnus. C’était bien Fréval, Armand Fréval, mon ancien camarade de lit au régiment.

Et je me souvins tout à coup : cinq ans auparavant, Fréval avait eu les jambes broyées dans un accident de chemin de fer.

Il s’installa sur une chaise-longue, un peu à gauche de la terrasse qui s’arrondit devant l’hôtel Beaurivage. L’endroit est doux et charmant, bien connu de tous les fervents de Lausanne et du lac de Genève. Des arbres soigneusement taillés tendent au dessus des fauteuils et des rocking-chairs un voile épais de fraicheur et d’ombre. Des fleurs et des arbustes d’essence rare ornent la pente des pelouses. En face c’est Évian, c’est la ligne hautaine des montagnes de Savoie.

Autour de nous, des groupes d’étrangers prenaient le café et fumaient, des Anglais, des Russes, des Français surtout, des Parisiennes que signalait leur élégance. Fréval regardait distraitement, tout en roulant une cigarette. Soudain nos yeux se rencontrèrent. Il hésita un moment, puis se rappela et sourit. J’allai vers lui.

Nous refîmes connaissance, et j’y eus grand plaisir. C’est un esprit distingué, original et grave, en même temps qu’une nature fort sensible. Nous parlâmes du régiment, ainsi que des années qui s’étaient écoulées depuis notre séparation. De lui-même il me raconta l’accident qui l’avait mutilé. Je notai que ses yeux se mouillèrent de larmes : jadis Fréval était un passionné d’exercice, un fervent de l’énergie et de la force.

Je le revis le soir dans le hall de l’hôtel, durant le concert, puis le lendemain et le surlendemain sur la terrasse.

Mais l’après-midi du troisième jour, comme nous étions assis tout en bas du parc, près de la route qui borde l’eau, une automobile d’aspect robuste, chargée de valises et d’un attirail complet d’ascensionniste, piolets, cordes, etc., s’arrêta devant nous. Une femme la conduisait, accompagnée d’un mécanicien.