Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/277

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— Eh ! tu me comprends… La plus aimante peut être tentée… Du moins, ses rêves à elle, je les connais… C’est moi jadis qui les ai éveillés, rêves de force, d’allégresse, d’espace, d’immensité… Et il me semble maintenant — est-ce une illusion ? — qu’ils la protègent… oui, qu’elle est plus vaillante et plus consciente quand elle est livrée à elle-même, seule, responsable de sa vie, dirigeant son automobile, commandant son yacht, escaladant une montagne. Il me semble que c’est une école de dignité et que cela lui confère un souci d’elle-même qu’elle n’aurait peut-être pas, près de moi, quand tel homme passe qui nous regarde tous deux, qui me regarde avec compassion, tel homme qu’elle peut comparer à l’infirme que je suis. Il me semble que la nature, les grandes routes, les fleuves, la mer, que tout ce qui est beau et pur se fait mon complice pour me la conserver hautaine et loyale… Et je ne me trompe pas, non, je ne me trompe pas… Si tu savais avec quelle joie d’amoureuse elle revient vers moi, toute frémissante d’espace, toute saturée de plein air et de liberté !… Et moi… mon Dieu, avec quelle émotion je l’attends ! et comme je suis heureux des quelques jours, des semaines qu’elle m’accorde !

Je ne fus pas dupe de l’exaltation de ses paroles. J’avais l’intuition trop précise de son amertume secrète, et je ne pus m’empêcher de reprendre :

— Ainsi, tu es heureux ?

— Heureux, oui… du moins autant que mon destin me permet de l’être… Ah ! certes, il y a des heures atroces, pendant les séparations. Je me dis que les femmes ne sont pas habituées à tant de liberté, que c’est un vin qui les grise aisément… Et alors je me désespère… j’ai peur… je me demande si elle reviendra… Mais cela, vois-tu, c’est ma part de souffrance, ma part légitime. Tant pis pour moi si je suis un blessé, un déchu ! Si je ne goûte qu’un bonheur mêlé de craintes et d’angoisses, c’est encore du bonheur… Et vraiment je n’ai pas le droit de me plaindre…

Il se tut. En face le contour des montagnes se découpait plus nettement. Le ciel avait cette douceur de tons, cette délicatesse de nuances pâles, très tendres, infiniment subtiles et légères, et diverses, qui donne à cette rive du lac, lorsque le jour va s’éteindre, un charme si particulier…

Maurice LEBLANC.