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Gadon, c’était la viande très cuite, le vin blanc, les cigares ; Breviquet la viande saignante, le vin rouge, la pipe d’écume. L’un se servait, pour écrire, de plumes ordinaires, l’autre de plumes d’oie. L’un ne portait que des chaussettes de laine, l’autre ne les comprenait qu’en coton.

On eût dit que leurs yeux s’ouvraient tout à coup à des vérités éternelles. Ils ne se reconnaissaient plus. Deux amants, las de leur amour, ne font point l’un sur l’autre des découvertes plus navrantes et plus cruelles.

Les froissements étaient inévitables ; il y en eut. Des querelles devaient s’ensuivre : elles furent nombreuses.

Un jour enfin Breviquet déclara en pleurant que le restaurant-crémerie du faubourg Montmartre ne lui plaisait plus.

— Libre à vous, répondit Gadon.

C’était la rupture, et la plus grave, celle qui consiste à ne plus manger ensemble.

Un autre jour Gadon prit au bureau la place d’un collègue congédié. De la sorte il tourna le dos à Breviquet.

Ils ne se parlaient plus. Ils ne se regardaient plus. Décidément ils s’étaient trompés l’un sur l’autre. Gadon considérait Breviquet comme un imbécile, et Breviquet n’avait pas assez de mépris pour cet idiot de Gadon.

Seul le tandem les obligeait encore à une certaine réserve. On ne remise pas ainsi un instrument qui vous coûta si cher. Ils s’en servaient toujours pour descendre rue Lamartine et remonter aux Ternes. Étrange promenade, silencieuse, farouche…

Un matin une voiture les prit de biais et les renversa. Ils ne se firent aucun mal, mais le tandem gisait, cassé, brisé, tordu.

— Imbécile ! cria Breviquet.

— Idiot ! hurla Gadon.

Ils se précipitèrent l’un sur l’autre, prêts à la lutte, des injures aux lèvres. Gadon leva le poing. Breviquet leva le poing. Ils se mesurèrent un instant du regard, pleins de rage et de haine.

Puis, soudain, sans un mot, ils s’en allèrent, chacun de son côté. Et le tandem Gadon-Breviquet resta là, dans la rue, parmi les gens attroupés, abandonné, piteux, hors d’usage.

Maurice LEBLANC.