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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

L’ENCHANTEMENT

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À Madame Thérèse de Grèves,
château de Grèves.

J’étais heureuse, tu le sais, Thérèse, toi, ma meilleure amie. J’aimais bien mon mari. La situation de Charles, son nom et sa fortune me valaient dans le monde une place que plus d’une enviait. Ma vie était conforme à mes goûts et à mes rêves. Il n’y avait dans l’avenir que certitude et sécurité.

Or, hier… Mon Dieu, quand je pense que tout ce bonheur existait encore hier, et qu’aujourd’hui, je ne sais rien, je ne vois rien, j’ignore où je vais et vers qui je vais !

À l’heure dite, M. d’Argense, dont la famille a loué cette année le château voisin du nôtre, attendait en automobile devant les marches du perron. — Tu te rappelles Bertrand d’Argense, n’est-ce pas, qui m’a fait la cour cet hiver, mais une cour discrète, sans apparence de passion, accidentelle pour ainsi dire, en somme un de ces flirts comme nous en avons toutes et qui n’engagent à rien. — Je montai près de lui, un peu craintive, car c’était ma première sortie. Mon mari s’installa dans le tonneau avec le mécanicien. Mais, au dernier moment, Charles s’aperçut qu’il avait oublié son portefeuille, et il redescendit, suivi du mécanicien.

Autour de nous, pour assister à notre départ, il y avait mes tantes et mes cousines, le père et la mère de Charles, et quelques amis. On s’entendait à peine, tellement le bruit de la machine couvrait les voix. Elle haletait, comme une énorme bête, impatiente et furieuse d’être enchaînée.