Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/343

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Un chauffeur, un vrai chauffeur de Paris, sollicité par lettre, demanda cent cinquante francs et carte blanche pour l’achat et la consommation de l’essence.

Tous ces ennuis n’étaient point pour apaiser mon système nerveux. Je devenais morose, irritable. C’est alors que ma femme me dit :

— Eh bien ! qui m’empêcherait de conduire, moi ?

Cette proposition me stupéfia. Céline était une créature faible, sans initiative ni énergie, que j’avais pris l’habitude de considérer comme incapable de la moindre résolution. Excellente épouse, d’ailleurs, bonne ménagère, mais si nonchalante, si veule, si molle, si heureuse de se laisser guider dans toutes les circonstances de la vie. Ah | ! en voilà une qui ne songeait pas à revendiquer les droits de la femme, et à qui l’autorité du mari semblait indiscutable et naturelle !

Cependant, en y réfléchissant, son idée n’avait rien d’absurde en principe. Et comme, d’autre part, elle réunissait tous les avantages, j’acceptai. Mais, je l’avoue, ma confiance dans les aptitudes de Céline était mince.

Je me trompais. Après les premières explications, je m’aperçus, non sans surprise, que Céline comprenait à merveille. La manœuvre lui fut tout de suite familière. De force il n’en est pas besoin. En quelques semaines l’élève atteignit à une habileté qu’il m’avait fallu personnellement des mois pour conquérir.

Je n’en revenais pas. Pareille sûreté chez ce petit être frêle ! Tant de décision dans ce caractère incertain ! Du premier coup, elle mena sa voilure avec une tranquillité de vieux chauffeur, et toutes ces qualités de coup d’œil, de sang-froid, de justesse, d’audace, de prudence, qui ne viennent qu’après un long apprentissage, on eût dit qu’elles s’éveillaient en elle au fur et à mesure que le besoin s’en faisait sentir.