Page:Leblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/6

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l’avoue, tout cela est d’une douceur qui me pénètre à la longue. Je n’ai plus ni colère ni révolte. Je voudrais seulement le supplier.

J’ai ouvert les yeux et je l’ai regardé. Il n’a pas remué depuis le départ. Il fixe l’horizon, le buste droit, les mains au volant. Son visage, si doux à l’ordinaire, est dur, presque mauvais à force de tension et de volonté implacable. Quelle est sa pensée secrète ? A-t-il un but ? Où me mène-t-il ? Est-ce contre lui-même qu’il lutte, contre ses propres hésitations et son incertitude, ou bien contre moi dont il attend les reproches et les larmes ?

Une prière expire sur mes lèvres. Toute tentative me paraît si vaine que je ne profite même pas d’un arrêt que nécessite la voiture. À quoi bon ? Il me retiendrait.

Et comme lui je regarde l’horizon. Voici des arbres, voici des prairies, et des champs, et des rivières. Voici toute la nature qui s’unit à l’espace et l’emplit de joie et d’éclat. Je reçois tout cela d’un coup, en pleine figure, comme une vague de parfums, de formes et de couleurs. Et je ne sais pas, je ne sais vraiment pas ce qui s’est passé en moi. Étrange sensation. Au premier choc, je suis bouleversée, éblouie, plus forte et plus faible à la fois, plus simple et plus complexe. Il me semble soudain que tous mes sens sont mêlés, et que je n’en ai plus qu’un, vaste et multiple, par où se précipite en moi, comme en un vase qui s’offre, tout ce qui est lumineux, tout ce qui est odorant, tout ce qui est harmonieux, toute la beauté, toute la grâce et toute la fraîcheur de l’univers.

Et peut-être est-ce l’imprévu et la nouveauté de ce que j’éprouve qui agit sur moi avec le plus de violence. J’ai l’impression d’entrer dans un monde étranger où rien ne s’accomplit de la même manière, et où l’on vit d’une autre vie, merveilleuse et jamais vécue. Ce village,