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— À quoi bon la chagriner !… d’ailleurs, le mois suivant, j’apprenais sa mort.

Il articula :

— Et tu ne t’es pas occupée de ce que je devenais ?

— Si, je t’ai cherché, mais tu avais déménagé.

Il fut stupéfait, et ses lèvres balbutièrent :

— Ah !… tu m’aimais donc ?

— Certes, dit-elle, pourquoi pas ?

Après un long silence il reprit ;

— Moi, ça m’a détraqué le cerveau, les habitudes, la santé. Je n’ai plus eu de courage. On m’a renvoyé de ma place. J’en ai fait d’autres d’où on me chassait. Je ne me soignais plus, j’étais paresseux. Et puis je buvais, oui, j’ai bu, je bois encore, moi ! Comme c’est triste !… Je pensais à toi, beaucoup… et puis j’ai oublié, mais c’était fini… je n’ai plus eu de bonheur, jamais… Comme c’est triste !…

Et très bas il demanda :

— Et toi ?

Elle répartit, sans honte ni bravade :

— Tu vois… Que veux-tu ? il faut bien manger ! Oh ! ça n’a pas été comme ça tout de suite… Mais voilà…j’étais seule… je n’ai pas su me défendre… Moi aussi, ça m’avait démolie… Alors j’ai eu un homme, il m’a laissée, j’en ai eu un autre, et puis d’autres… et puis… tu vois !

De sa main tendue, elle lui montra son lit. Il courba la tête et il gémit a son tour :

— Ma pauvre Adrienne !

Nulle rancune ne l’envahissait contre elle. Il n’éprouvait pas non plus de dégoût ni de jalousie. Ce qui le navrait, c’était qu’ils ne se fussent pas reconnus, c’était les circonstances abjectes de leur rencontre. C’était cette nuit froide pas-