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trer sur un seul point toutes ses affections, tous ses désirs, tous ses rêves d’amour, toutes ses espérances de bonheur. Il se priva des moindres distractions. Son voyage hebdomadaire ne lui fournissait-il pas des jouissantes suffisantes ? Pour les rendre plus aiguës, il abandonna les salons où il fréquentait, rompit avec ses amis, évita les théâtres et les lieux publics.

Dès son arrivée, il appelait la petite et la questionnait. Elle répondait gaiement. Le vieux garde n’était pas bavard et elle se dédommageait en une fois de son silence forcé. Aussi prodiguait-elle les renseignements les plus précis sur sa santé, sur son appétit, sur ses jeux. Elle ne manquait jamais d’affirmer qu’elle engraissait beaucoup. Mais il tenait à vérifier lui-même l’exactitude de cette assertion et il lui tâtait les bras et les jambes.

C’était là sa grande préoccupation. Engraissait-elle, oui ou non ? Il s’en entretenait avec Victor, demandait conseil à des spécialistes et rapportait de Paris des poudres et des extraits de viande propres, croyait-il, à augmenter la graisse des enfants.

Au bout d’un an, il constata un progrès sérieux. « Ça va bien, se dit-il, encore deux ans et elle sera à point. »

Il n’entrait jamais chez Estelle, et gardait dans ses rapports avec elle une réserve prudente.

Un jour, cependant, une envie dangereuse l’assaillit. Il résista, jugeant cela vraiment puéril. Mais ne fallait-il pas qu’il connût l’état physique d’Estelle pour être plus à même de la soigner ? La santé de l’enfant en dépendait peut-être. Ce prétexte le décida et, le soir, quand il eut quitté la petite et gagné sa chambre, il éteignit sa bougie, se dirigea sans bruit vers la cloison et appliqua son œil contre un trou qu’il avait pratiqué quelques heures auparavant. L’enfant se déshabillait.