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chartreuse, du cognac, du kümmel, espérant ainsi se donner du courage pour l’heure redoutable. Il sortit du cabaret, l’esprit trouble, la démarche incertaine. Chez lui, il défit son paletot et saisit la lanterne, en sifflotant, sans songer à ses terreurs ordinaires. À l’aide de la rampe, il gravit les deux étages. La porte de sa chambre était entrebâillée. Il y pénétra, toujours insouciant. Mais entre la glace et le lit il s’arrêta par habitude, déposa sa lanterne, se mit à genoux et s’étendit tout de son long.

Un cri s’étrangla dans sa gorge. Là, là, en face de lui, presque à portée de sa main, un être s’aplatissait. Le corps se devinait, noyé d’ombre. Et cet être le regardait, avec des yeux énormes, fantastiques, désorbités, des yeux blancs aux paupières invisibles. Un rictus creusait les coins de sa bouche. Le front fuyait démesuré. Autour des oreilles, des cheveux se dressaient. Et toute cette tête clamait une épouvante folle, comme la tête d’un décapité.

Tout de suite le comte eut l’idée de courir vers la fenêtre et d’appeler ses gens. Imperceptiblement il se souleva sur ses poignets. Horreur ! l’homme aussi fit un mouvement. M. de Francourt retomba d’un bloc — l’autre également et à la même seconde. Ils ne bougèrent plus, paralysés. Et ils se contemplaient tous deux, indéfiniment, les yeux dans les yeux.

Cela dura dix, vingt minutes. Puis le vieillard sentit qu’une goutte de sueur coulait de son crâne, traversait ses rides, descendait. Et tandis qu’il la sentait, il vit, il vit sur le crâne de l’autre une pareille goutte de sueur qui suivait le même chemin. Les deux gout-