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dévora de baisers. On courut au devant de monsieur pour lui annoncer l’heureuse nouvelle. Auguste fit :

— Il a de l’esprit, le gaillard, nous nous entendrons.

Depuis j’ai toujours appelé M. Jumelin papa et son frère maman. Aujourd’hui encore, quand je remonte vers mes premières années, vers la lointaine époque où ne m’importaient point le mystère de ma naissance, ni l’horrible secret que j’ai appris plus tard et qui me fait maudire mes parents, quand je songe à l’être qui m’a élevé, qui m’a entouré de câlineries et d’affection, qui a réchauffé mon corps avec ses lèvres de mère, c’est du doux nom de maman que je l’appelle, car c’est la seule maman que j’aie connue.

Et je voudrais lui pardonner, à elle !

À six ans, je dus aller à l’école, un menu fait me la rendit un lieu de supplice pour les cinq années que j’y restai. Une fois, après la classe, un de mes camarades, qui demeurait du même côté que moi, m’apostropha :

— Hier, j’ai entendu papa qui disait qu’t’avais pas d’mère, c’est-i vrai ?

Sur le seuil, madame Jumelin m’attendait :

— Si, j’ai une mère, tiens, la voilà.

— Ça, une mère ? C’est un monsieur, une mère ça a des jupes.

Cette révélation me foudroya. Je ne dormis point.

Le lendemain, à l’école, un grand me jeta en pleine figure :

— Comment va-t-elle, m’man Joséphine ?

Dès lors, je fus la risée de mes compagnons. Je devins timide ; ma sensibilité s’affina jusqu’à l’excès. À tout instant, autour de moi, l’on parlait de madame Jumelin avec des intonations railleuses. Pourquoi ce sobriquet inoffensif me cinglait-il comme une injure ? Par quelle bizarre prescience ne pouvais-je l’entendre sans un frisson ?

Ces moqueries, cependant, m’attachaient de plus en plus à ma mère. Sa