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ses grands yeux bleus très purs.

… Un dimanche, des amis m’entraînèrent à l’estaminet. Il y avait plusieurs femmes. On but, on rit. Une petite blonde, de figure agréable, s’assit sur mes genoux et m’embrassa. Je la repoussai violemment, comme écœuré de ce contact. Elle se fâcha, mes compagnons me plaisantèrent, et je m’en allai, jugeant moi-même ma conduite absurde…

Mon Dieu ! comme tout cela m’apparaît clairement aujourd’hui, aujourd’hui que je vais mourir ! Comme toutes ces choses auxquelles je n’avais jamais réfléchi, se précisent, s’expliquent, se coordonnent, acquièrent un sens particulier, une importance spéciale ! Comme je comprends bien tout, tout !

Une fois par mois, madame Jumelin accomplissait pieusement un pèlerinage à Duclair. Malgré mes supplications, elle avait conservé la maison du pendu, comme la désignent encore les paysans d’alentour.

— J’ai eu là de bons moments, disait-elle, ce serait mal de la vendre.

Moi, je refusais d’y aller. Cette maison m’inspirait une sorte de terreur. Le fantôme du mort l’habitait. En outre, je l’ai su depuis, le pressentiment m’y assaillait, des choses innommables que ces murs avaient dissimulées.

Ma mère revenait le lendemain. Je l’attendais à l’arrivée de la diligence. Or, un mardi — j’en célèbre chaque semaine l’anniversaire par des imprécations — les quatre chevaux de l’omnibus débouchèrent au grand trot sur la place du Vieux-Palais, et le conducteur, m’interpellant du haut de son siège, entre deux coups de fouet, me cria :

— Vite, la m’man Jumelin vous attend, elle est malade.

Je choisis un fiacre et je partis.

Je trouvai ma mère couchée. Elle m’embrassa avec un sourire triste en balbutiant :

— Mon pauvre petit… mon pauvre petit…