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d’elle. Nous nous étendons l’un en face de l’autre, et nous restons là, les yeux dans les yeux, sans un geste. Je suis attentivement les modifications de son regard. Car il change, il change comme le sien changeait sous l’influence des pensées ou des phénomènes extérieurs. Il rit, il pleure, il est triste, joyeux, in souciant.

Et des minutes de notre amour renaissent. Ce regard spécial, Fernande l’eut à tel endroit, devant un beau paysage ; cet autre, tel jour, en recevant une bague qu’elle souhaitait. J’ai des frissons d’extase. Le passé existe, actuellement, une seconde fois. Des heures déjà sonnées sonnent encore. Les yeux de cette bête recréent le temps qui n’est plus, les attitudes évanouies, Fernande morte.


… Morte, Fernande ? Pour les autres, oui, mais pour moi ?


… Deux regards ne peuvent être semblables à ce point. On croirait que c’est le même. Qui sait ! Rien ne se perd. La matière, désagrégée, aboutit à de nouvelles formes. Ainsi peut-être le regard se transmet d’individu à individu, d’espèce à espèce.

Mais le regard, c’est la manifestation de l’âme, c’est l’âme visible. Et si Miss possède aujourd’hui le regard de Fernande, n’a-t-elle point son âme aussi ? Quelle absurde pensée !


… Indéfiniment j’essaye de pénétrer au travers de ces prunelles. Qu’y a-t-il derrière ce voile mobile ? Des idées nettes ? Des instincts obscurs ? Je lui parle. Je lui raconte des anecdotes relatives à notre amour. Il me semble cau-