Page:Leblanc - De minuit à sept heures, paru dans Le Journal, 1931.djvu/88

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ladroite d’ailleurs, et guindée, avec une affectation d’indifférence qui eût donné l’éveil à qui l’eût observé. Il s’approcha de la petite table, vit le carnet, et, sans le prendre, sans même baisser la tête, du bout du doigt, il le feuilleta, parcourant des yeux les premières pages.

Soudain, il retint un mouvement de surprise, étouffa une exclamation et, sans attendre, revint tout droit vers Mme Destol, et chuchota :

— Ça y est… j’ai trouvé… Oui, une indication datée de quelques jours : « De Londres, télégraphier à Gérard confirmation de mon arrivée pour le 8 mai. Adresse : Pension Russe à Auteuil. »

— C’est cela, c’est cela, balbutia Mme Destol enfiévrée. Et, c’est là, dans cette Pension russe que ce Gérard a dû emmener ma fille. Venez, dit-elle brièvement à Valnais.

— Mais où allons-nous ?

— Sauver Nelly-Rose.

Sans parler au commissaire qui continuait à écrire, elle sortit.

Valnais suivit, toujours obéissant. Dans l’escalier, pourtant, il objecta :

— Mais pourquoi n’avoir pas prévenu Thureau ou le commissaire ? Ne croyez-vous pas ?

— Non, trancha-t-elle péremptoire, tout en consultant l’annuaire du portier. Ils n’ont rien su découvrir… Moi, j’ai su… Et je saurai retrouver ma fille… Ah ! tenez, voilà l’adresse. Allons vite là-bas…

— Je vous suis, chère amie, dit Valnais, qui se reprenait un peu à l’espoir malgré sa fatigue, et malgré l’amertume croissante qu’il éprouvait à se dire que, depuis un aussi long temps, Nelly-Rose se trouvait au pouvoir d’un bandit inconnu.

Il était 4 heures 20 quand l’auto de Valnais s’arrêta devant la Pension Russe.

La maison était obscure. Aucune voiture ne se trouvait devant la porte, qui pourtant n’était pas fermée mais seulement poussée.

Mme Destol, suivie toujours de Valnais, délibérément entra la première.

Tout paraissait désert ; dans le bureau à demi éclairé, personne. Mais là-bas, semblant provenir d’une cour mal éclairée, une musique s’entendit soudain…

Ils s’avancèrent, virent le hall, décor presque crapuleux maintenant d’une fin de fête qui a tourné à la piètre orgie, avec des flaques de vin par terre où baignaient les boules de couleur, les serpentins pendant aux murs ou amoncelés dans les coins, et les quelques groupes de buveurs, mornes, à demi ivres auprès de leurs verres, et dont l’un, colosse à l’aspect brutal, essayait de tirer des accents harmonieux d’un accordéon.

C’est vers cet individu, assis au milieu de quatre autres, que Mme Destol s’avança pour se renseigner.

— Est-ce que vous n’avez pas vu, tout à l’heure ici, un jeune homme, grand, élégant, très brun ? lui demanda-t-elle.

Pourquoi s’était-elle d’abord adressée à cet homme ? Elle n’aurait su le dire elle-même. Elle avait la conviction que Gérard avait amené là Nelly-Rose, et elle était décidée à interroger tout ceux qu’elle rencontrerait dans la maison.

L’homme, à la question, leva un visage que l’abrutissement d’une longue demi-ivresse couvrait d’un voile. Il voulut d’abord répondre une grossièreté, mais l’autorité qui était dans la voix et dans le regard de Mme Destol l’en empêcha.

— Un grand brun, élégant… Oui, il était là tout à l’heure…, dit-il comme malgré lui.

— Seul ?

— Non, il y avait une femme avec lui.

— Une jeune femme ? précisa Mme Destol, palpitante.

— Oui.

— Et même très jeune, intervint un des autres Russes, et bien jolie… Elle avait une robe blanche qui montrait ses bras et ses épaules, et puis, un grand manteau rouge…

— C’est bien elle, murmura Mme Destol dont l’émotion étranglait la voix.