Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Et après ?

— Après ? Eh bien ! les consultations vont commencer. Dorothée, voyante extra lucide… Tiens, voici des clients… Le gentilhomme et le type en velours… Il me plaît, le type en velours. Il est très poli, et il a des guêtres en cuir fauve qui n’ont aucune prétention. Un gentleman-farmer accompli.

Le gentilhomme barbu était hors de lui. Il couvrit la jeune fille de compliments excessifs, tout en la dévisageant d’une façon gênante, se présenta : « Maxime d’Estreicher », présenta son compagnon « Raoul Davernoie » et, enfin, invita Dorothée, de la part de la comtesse Octave, à prendre le thé.

— Seule ? demanda-t-elle.

— Certes non, protesta Raoul Davernoie qui s’inclina avec courtoisie. Notre cousine tient à féliciter tous vos camarades. C’est entendu, mademoiselle ?

Dorothée promit. Le temps de faire un peu de toilette, et elle se rendrait au château.

— Non, non, pas de toilette ! s’écria d’Estreicher. Telle que vous êtes… Ce costume un peu débraillé vous va à ravir. Ce que vous êtes jolie comme ça !

Dorothée rougit, et d’un ton sec :

— Pas de compliments, monsieur, je vous en prie.

— Ce n’est pas un compliment, mademoiselle, dit-il avec une nuance d’ironie, c’est l’hommage naturel que l’on doit à la beauté.

Il s’éloigna, entraînant Raoul Davernoie.

— Saint-Quentin, murmura Dorothée, qui les suivait du regard, méfie-toi de ce monsieur-là.

— Pourquoi ?

— C’est l’homme à la blouse qui, ce matin, a failli te descendre d’un coup de fusil.

Saint-Quentin chancela, comme s’il avait reçu le coup de fusil.

— Tu es sûre ?

— À peu près. C’est la même façon de marcher, en traînant un peu la jambe droite.

Il marmotta :

— Il m’a reconnu ?

— Je le crois. Dès qu’il t’a vu gambader pendant la représentation, il s’est souvenu du diable noir qui faisait l’acrobate contre la paroi de la falaise. Et, de toi il a passé à moi, qui lui avais rabattu sa dalle sur la tête. J’ai vu tout cela dans ses yeux, et dans son attitude, cet après-midi. Rien que sa manière de me parler… d’un petit air goguenard.

Saint-Quentin s’exaspéra :

— Et nous ne partons pas ! Tu oses rester !

— J’ose.

— Mais cet homme ?

— Il ne sait pas que je l’ai démasqué, et tant qu’il ne le saura pas…

— De sorte que tes intentions ?…

— Très nettes. Leur dire la bonne aventure, les amuser et les intriguer.

— Dans quel but ?

— Dans le but de les faire parler à leur tour.

— Sur quoi ?

— Sur ce que je veux savoir.

— Que veux-tu savoir ?

— Je n’en sais rien. C’est à eux de me l’apprendre.

— Et si on découvre le vol ? Si on nous interroge ?

— Saint-Quentin, prends le fusil de bois du capitaine, monte la garde devant la roulotte, et, lorsque les gendarmes approcheront, tire dessus, mon vieux !

Sa toilette achevée, elle emmena Saint-Quentin vers le château, tout en lui faisant raconter tous les détails de son expédition nocturne. Derrière eux marchaient Castor et Pollux, puis le capitaine, qui tirait par une ficelle un petit chariot d’enfant encombré de colis minuscules.


On leur fit fête dans le grand salon du château. La comtesse, qui était bien, ainsi que Dorothée l’avait dit, une femme aimable et douce autant que jolie et séduisante, bourra les enfants de friandises, et se montra pleine de prévenances envers la jeune fille. Celle-ci ne semblait pas plus embarrassée près de ses hôtes qu’elle ne l’était sur sa roulotte. Elle avait simplement caché sa jupe courte et son corsage sous un grand châle noir serré à la taille par une ceinture. L’aisance de ses manières, la distinction de sa voix, son langage correct, auquel, parfois, un terme d’argot ajoutait de la saveur, son allégresse, l’intelligence de ses yeux brillants, tout émerveillait la comtesse et ravissait les trois hommes.

— Mademoiselle, s’écria d’Estreicher, si vous prédisez l’avenir, je puis vous assurer que, moi aussi, j’y vois clair, et que votre fortune est certaine. Ah ! si vous vouliez vous en remettre à moi et que je vous pilote à Paris ! J’ai des relations dans tous les mondes, et je vous garantis le succès.