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Il sourit également. Tous deux ouvrirent la bouche, et ils allaient parler en même temps, quand un incident coupa court à leurs effusions. Quelqu’un débouchait dans la cour par le sentier, un piéton qui avait une figure glabre, très pâle, un bras en bandoulière sous un veston beaucoup trop large et une casquette de soldat russe.

Lui aussi, la vue de l’horloge le cloua sur place. Apercevant Dorothée et son compagnon, il eut un large sourire qui lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles, et il ôta sa casquette, découvrant un crâne tout rasé.

Pendant ce temps, un bruit de moteur avait crépité à quelque distance. Les détonations s’accentuèrent, et, toujours par l’ouverture de l’arche, une motocyclette jaillit, qui bondit sur le terrain inégal, et qui s’arrêta net. Le motocycliste avait avisé l’horloge.

Tout jeune, solide et bien pris dans son costume de voyage, grand, élancé, de visage joyeux, il était certainement, comme le premier, de race anglo-saxonne. Ayant calé sa motocyclette, il se dirigea vers Dorothée, la montre à la main, comme s’il eût été sur le point de dire :

— Vous noterez que je ne suis pas en retard.

Mais il fut interrompu par deux autres arrivées qui se produisirent coup sur coup.

Un second cavalier déboucha au trot d’une grande bête efflanquée et, frappé à son tour par la rencontre des personnes groupées devant l’horloge, donna un coup violent de rênes en prononçant :

— Piano, piano…

Celui-là était de silhouette fine et de physionomie aimable, et, lorsqu’il se fut débarrassé de sa bête, il avança, chapeau bas, comme un homme qui va présenter ses devoirs à une femme.

Mais, monté sur un âne, un cinquième individu apparut, qui avait suivi une direction différente de celle de tous les autres, et qui, au seuil de la cour, demeura interdit, stupide, les yeux écarquillés derrière ses lunettes.

— Est-ce possible ! balbutiait-il. Est-ce possible !… On est venu !… Tout cela n’est pas une fable !

Il avait bien une soixantaine d’années. Vêtu d’une redingote, coiffé d’un chapeau de paille noire, la face flanquée de deux favoris, il portait sous le bras une serviette de cuir fort usée, et il ne cessait de répéter avec ahurissement :

— On est venu !… On est venu au rendez-vous !… C’est à n’y pas croire…

Jusqu’ici Dorothée avait gardé le silence, parmi les exclamations et les allées et venues de ses compagnons. Le besoin d’explications et de paroles semblait décroître en elle à mesure qu’elle était plus entourée. Elle devenait sérieuse, grave. Ses yeux pensifs exprimaient une émotion intense. Chaque apparition lui semblait un événement aussi formidable que si un miracle se fût produit. Comme le monsieur à la redingote et à la serviette de cuir, elle murmurait :

— Est-ce possible ! On est venu au rendez-vous !…

Elle consulta sa montre.

Midi.

— Écoutez, dit-elle, le doigt tendu, écoutez… l’Angelus qui sonne quelque part… à l’église du village…

Ils se découvrirent, et en même temps qu’ils écoutaient le tintement de la cloche qui leur arrivait par bouffées irrégulières, on eût dit qu’ils attendaient que l’horloge arrêtée se remît en marche et rattachât aux minutes présentes le fil des minutes d’autrefois.

Dorothée tomba à genoux. Son émotion était si forte qu’elle pleurait.



xi.

Le testament du marquis de Beaugreval


Larmes de joie, larmes qui détendaient ses nerfs exaspérés et la baignaient d’une grande douceur. Les cinq hommes s’agitaient, ne sachant que faire ni que dire.

— Mademoiselle… Qu’y a-t-il, mademoiselle ?…

Et ils semblaient tous si interloqués par les sanglots de cette jeune fille, et par leur propre présence autour d’elle, que Dorothée passa subitement des larmes au rire, et, cédant aux impulsions de sa nature, se mit à danser sur place, sans se soucier de savoir si elle leur apparaîtrait comme une