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princesse ou comme une danseuse de corde.

Et plus cette manifestation imprévue augmentait l’ahurissement de ses compagnons, plus elle redoublait de gaîté. Fandango, gigue, bourrée, tout défila en l’espace d’une minute, avec simulation de castagnettes, accompagnement de chansons anglaises et de ritournelles auvergnates, et surtout avec les éclats de rire qui réveillaient les échos de La Roche-Périac.

— Mais riez donc aussi, tous les cinq ! dit-elle en les apostrophant. Vous avez l’air de cinq momies. Riez donc ! C’est moi qui vous le demande, moi Dorothée, danseuse de corde, princesse d’Argonne. Monsieur le notaire, dit-elle en s’adressant au monsieur à la redingote, allons, prenez une mine plus réjouie. Je vous assure qu’il y a de quoi se réjouir.

Elle s’était élancée vers le bonhomme, lui secouait la main et lui disait, comme pour le convaincre de sa qualité :

— Vous êtes le notaire, n’est-ce pas ? Le notaire chargé d’exécuter une disposition testamentaire ? Mais oui, tout cela est moins obscur que vous ne croyez… On vous expliquera… Hein, vous êtes le notaire ?

— En effet, bredouilla le monsieur, Me Delarue, notaire à Nantes.

— À Nantes ? Parfait, nous sommes d’accord. Et il s’agit, n’est-ce pas ? d’une pièce d’or… une pièce d’or que chacun a reçue comme convocation au rendez-vous ?

— Oui !… Oui… fit-il de plus en plus ahuri… une pièce d’or… un rendez-vous…

— Le 12 juillet 1921 ?

— Oui… oui… 1921…

— À midi ?

— À midi.

Il voulut regarder sa montre. Elle l’en empêcha.

— Pas la peine, maître Delarue, nous avons entendu l’Angelus. Vous êtes exact au rendez-vous… Nous aussi… Tout est régulier… Chacun a sa pièce d’or… Ils vont vous la montrer.

Elle entraîna Me Delarue vers l’horloge, et dit aux jeunes gens avec une verve croissante :

— Voilà… c’est Me Delarue, le notaire… You understand ? Vous ne comprenez pas ? Je puis parler anglais, vous savez, l’italien aussi… et le javanais…

Ils protestèrent. Tous quatre comprenaient le français.

— À merveille, dit-elle. On s’entendra mieux. Donc, c’est Me Delarue, c’est le notaire, celui qui a été chargé de présider notre réunion. En France, les notaires représentent les morts. Or, comme c’est un mort qui nous réunit, vous voyez le rôle considérable de Me Delarue… Vous ne saisissez pas ? Comme c’est drôle ! Tout cela me paraît si clair et si amusant ! si étrange ! C’est la plus jolie aventure que je connaisse… la plus émouvante aussi. Pensez donc ! nous sommes de la même famille… quelque chose comme des cousins. Alors, n’est-ce pas, nous avons le droit de nous réjouir, et d’être ensemble comme des parents qui se retrouvent. D’autant plus… mais oui, je ne me trompe pas… tous les quatre décorés !… la croix de guerre française !… Alors, vous avez combattu tous les quatre ? combattu en France ?… et vous avez défendu mon cher pays ?

Elle leur serrait les mains à tous, en leur offrant son regard affectueux, et comme l’Américain et l’Italien lui répondaient avec la même effusion, brusquement, d’un geste spontané, elle se haussa vers eux et les embrassa sur les deux joues.

— Tenez, cousin d’Amérique… tenez, cousin d’Italie, soyez les bienvenus dans mon pays. Et vous aussi, les deux autres, je vous embrasse… Hein ! c’est convenu, n’est-ce pas, nous sommes des camarades ? des amis ?

Tout cela se passait dans la joie et dans la belle humeur d’êtres jeunes et pleins de vie, qui se retrouvent vraiment, comme les membres épars d’une famille. Il n’y avait plus entre eux la gêne d’une première rencontre. Ils se connaissaient depuis des années et des années (depuis des siècles ! s’écria Dorothée en battant des mains). Aussi les quatre jeunes gens se pressaient-ils autour d’elle, à la fois attirés par sa grâce et son exubérance, et surpris par tout ce qu’elle apportait de lumière dans l’histoire ténébreuse qui les unissait tout à coup les uns aux autres. Tous les obstacles étaient abolis. Il n’y eut pas la lente infiltration de sentiments qui vous pénètrent peu à peu de confiance et de sympathie, mais l’invasion soudaine d’une camaraderie pleine d’abandon. Chacun voulait plaire, et chacun sentait qu’il plaisait.

Dorothée les sépara et les plaça sur un rang, comme pour une revue.

— À tour de rôle, mes amis. Excusez-moi, maître Delarue, c’est moi qui fais l’appel, et qui vérifie les pouvoirs. Eh, le numéro un, monsieur l’Américain, qui êtes-vous ? Votre nom ?