Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/59

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doigt au fond d’une de vos cornues, en faisant quelque expérience, car vous passez, marquis, pour être quelque peu alchimiste, et pour chercher, entre les murs de votre château de La Roche-Périac, l’élixir de longue vie.

» — Je ne le cherche pas, répondis-je, monsieur de Fontenelle, je le possède…

» — En vérité ?

» — En vérité, monsieur de Fontenelle, et, si vous me permettez de vous faire tenir une petite fiole, la Parque impitoyable devra bien attendre que vos cent ans soient révolus.

» — J’accepte de bon cœur, dit-il en riant, sous condition que vous me tiendrez compagnie. Nous sommes du même âge, ce qui nous fait quarante belles années à vivre de conserve.

» — Pour moi, monsieur de Fontenelle, vivre plus longtemps ne me dit rien qui vaille. À quoi bon s’entêter dans un monde où nul spectacle nouveau ne peut nous surprendre et où le jour qui vient sera le même que le jour qui s’achève ? Ce que je veux, c’est revivre, revivre dans un siècle ou deux, connaître les enfants de mes petits-enfants, et voir ce que les hommes ont fait après nous. Il y aura de grands changements ici-bas, dans le gouvernement des empires aussi bien que dans la pratique des choses. Je les connaîtrai.

» — Bravo, marquis ! s’écria M. de Fontenelle, qui s’égayait de plus en plus. Bravo ! Et c’est un autre élixir qui vous donnera ce pouvoir merveilleux ?

» — Un autre, affirmai-je, que j’ai rapporté de mon voyage aux Indes où j’ai passé, comme vous savez, dix années de ma jeunesse, ami des grands prêtres de ce pays merveilleux d’où nous viennent toute religion et toute révélation. Ils m’ont initié à quelques-uns de leurs grands secrets.

» — Pourquoi pas à tous leurs secrets ? demanda M. de Fontenelle, avec une pointe d’ironie.

» — Il en est, répondis-je, qu’ils ont refusé de me révéler, comme le pouvoir de communiquer avec ces autres mondes dont vous avez si bien parlé, monsieur de Fontenelle, et comme le secret de revivre.

» — Cependant, marquis, ne prétendez-vous point ?…

» — Ce secret-là, monsieur de Fontenelle, je l’ai dérobé, et c’est pour me punir qu’ils me condamnèrent à subir le supplice de l’arrachement de tous mes doigts. Le premier doigt enlevé, on m’offrit le pardon, si je consentais à rendre le flacon dérobé. J’en indiquai la cachette, mais j’avais eu le soin, par avance, d’en changer le contenu et de recueillir l’élixir dans une autre fiole.

» — De sorte, fit M. de Fontenelle, qu’au prix d’un de vos doigts, vous avez acheté une manière d’immortalité… dont vous comptez faire usage, n’est-ce pas, marquis ?

» — Dès que j’aurai mis mes affaires en bon ordre, répondis-je, c’est-à-dire dans une couple d’années environ.

» — Pour revivre ?

» — En l’an de grâce 1921.

» L’histoire divertit fort M. de Fontenelle qui, prenant congé de moi, me promit de la relater dans ses mémoires comme une preuve de ma vive imagination… Sans doute aussi de ma folie, devait-il penser à part lui… »

Me Delarue reprit haleine un moment, et, du regard, interrogea ses auditeurs.

Marco Dario, de Gênes, hochait la tête en riant. Le Russe montrait ses dents blanches. Les deux Anglo-Saxons semblaient s’amuser infiniment.

Good joke ! ricana Errington, de Londres.

— Oui, excellente farce, traduisit Archibald Webster, de Philadelphie.

Dorothée ne disait rien, les yeux songeurs.

Me Delarue poursuivit, dans le silence :

« M. de Fontenelle avait tort de rire, mes enfants. Il n’y avait point là d’imagination ni de folie. Les grands prêtres des Indes savent ce que nous ne savons pas et que nous ne saurons jamais, et je suis maître d’un de leurs secrets les plus prodigieux. L’heure est venue d’en faire usage. J’y suis résolu. L’an dernier, la marquise de La Roche-Périac, mon épouse, a péri par accident, me laissant d’amers regrets. Mes quatre fils, comme moi d’humeur aventureuse, bataillent ou font commerce à l’étranger. Je demeure seul. Vais-je traîner ici une vieillesse inutile et sans agrément ? Non. Tout est prêt pour le départ… et pour le retour. Mes vieux serviteurs, Geoffroy et sa femme, fidèles compagnons de ma vie, confidents de mes projets, m’ont juré obéissance. Je dis adieu à mon siècle.