Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/85

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rasser, en vue de la bonne aubaine espérée, du concurrent le plus dangereux. Et la meilleure preuve, c’est que, aussitôt après m’avoir dénoncé, tu accourais au Manoir où se trouvait probablement le mot de l’énigme et où j’allais encore me heurter à tes intrigues. Tourner la tête au jeune Davernoie, subtiliser la médaille, telle fut la tâche que tu entrepris et, je l’avoue avec admiration, que tu réalisas de bout en bout. Seulement… Seulement… d’Estreicher n’est pas un monsieur qu’on met dans sa poche si facilement. Évasion, simulacre d’incendie, reprise de la médaille, conquête du codicille, bref, redressement total. À l’heure présente, les quatre diamants rouges m’appartiennent.

Que j’en prenne possession demain ou dans une semaine, ou dans un an, n’importe ! ils sont à moi. Ce que des douzaines de personnes, des centaines peut-être, ont cherché vainement depuis deux siècles, il n’y a pas de raison pour que d’autres le trouvent jamais maintenant. Donc me voici puissamment riche… des millions et des millions. Avec ça, il est permis de devenir honnête, comme c’est mon intention… si toutefois Dorothée consent à être la passagère que j’ai annoncée à mes hommes. Un mot de réponse. Est-ce oui ? Est-ce non ?

Elle haussa les épaules.

— Je savais à quoi m’en tenir, dit-il. J’ai voulu tout de même tenter l’épreuve… avant de recourir aux grands moyens.

Il attendit l’effet de cette menace. Dorothée ne bronchait pas.

— Comme tu es calme ! dit-il d’un ton où perçait un peu d’inquiétude. Pourtant tu te rends compte exactement de la situation.

— Exactement.

— Nous sommes seuls. J’ai comme gages, comme moyens d’action sur toi, la vie de Montfaucon et la vie de ces trois hommes enchaînés. Alors, d’où vient que tu es si calme ?

Elle articula posément :

— Je suis calme parce que je sais que vous êtes perdu.

— Allons donc ! fit-il en riant.

— Irrémédiablement perdu.

— Et pourquoi ?

— Tout à l’heure, à l’auberge, après avoir constaté l’enlèvement de Montfaucon, j’ai envoyé mes trois autres garçons dans les fermes les plus proches d’où ils ramèneront tous les paysans rencontrés.

Il ricana :

— Le temps qu’ils mobilisent une troupe de paysans, je serai loin.

— Ils arrivent, j’en ai la certitude.

— Trop tard, ma pauvre petite. Si j’avais le moindre doute, je t’aurais fait emporter par mes hommes.

— Par vos hommes ? Non…

— Qui est-ce qui m’empêchait ?

— Vous avez peur d’eux, malgré vos airs de dompteur. Ils se demandent si vous n’avez pas voulu rester seul ici pour profiter du secret dérobé et pour prendre les diamants. C’est une alliée qu’ils trouveraient en moi. Vous n’oseriez pas courir un pareil risque.

— Et alors ?

— Alors, c’est pour cela que je suis tranquille.

Il secoua la tête et, d’une voix crispée :

— Mensonge, ma petite ! Comédie ! Tu es plus pâle qu’une morte, car tu sais bien ce qu’il en est. Que je sois traqué d’ici une heure, ou que mes hommes finissent par me trahir, peu importe. Ce qui compte pour toi, pour moi, ce n’est pas ce qui se passera dans une heure, mais ce qui va se passer maintenant. Et ce qui va se passer, tu n’en doutes pas, Dorothée, n’est-ce pas ?

Il s’était levé et, s’approchant d’elle, il scanda, avec une âpreté menaçante :

— Dès la première minute, j’ai été pris comme un imbécile. Danseuse de corde, acrobate, princesse, voleuse, saltimbanque, il y a quelque chose en toi qui me bouleverse. J’ai toujours méprisé les femmes. Aucune ne m’a gêné dans la vie. Toi, Dorothée, tu m’attires, tout en me faisant peur. De l’amour ? Non. De la haine. Ou plutôt une maladie… du poison qui me brûle, et dont il faut que je me délivre, Dorothée.

Il était tout contre elle, les yeux durs et pleins de fièvre. Ses mains rôdaient autour des épaules de la jeune fille, toutes prêtes à s’abattre. Pour n’en pas subir l’étreinte, elle dut reculer vers le mur. Il lui dit tout bas, la voix haletante :

— Fini de rire, Dorothée. J’en ai assez de tes sortilèges de bohémienne. Le goût de tes lèvres, voilà le philtre qui va me guérir. Après, je pourrai m’enfuir, et ne plus jamais te voir. Mais après, seulement. Comprends-tu ?

Il lui appliqua les deux mains sur les épaules, si brusquement qu’elle vacilla. Cependant, elle continuait à le défier, de toute son attitude méprisante. Sa volonté se tendait pour qu’il n’eût pas une seconde l’impression qu’elle pût trembler au fond d’elle-même et défaillir.