Page:Leblanc - Dorothée, danseuse de corde, paru dans Le Journal, 1923.djvu/97

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qu’elle devait choisir parmi ses prétendants.

— Comme vous êtes pressés ! dit-elle en riant. Je ne suis même pas majeure ! Si vous voulez savoir mon âge exact, sans tenir compte des erreurs ou des fantaisies de l’état civil, je vous montrerai une lettre de mon père où il m’écrit que je suis née le 30 avril 1901… ce qui me donne tout juste vingt ans et trois mois. Sait-on ce que l’on fait à cet âge-là ? Vingt ans et trois mois… n’ai-je pas tout loisir d’attendre ?

— Nous ne voulons pas attendre, nous. Vous avez pris un engagement, il faut le tenir.

— Allons, soit, je le tiendrai.

— Vous choisirez parmi ceux qui sont là ? Car je suppose que notre cousin Raoul n’est pas le dernier à poser sa candidature…

— Parmi ceux qui sont là. Et, comme il n’y aura forcément qu’un élu, je demande à vous embrasser tous dès ce soir.

Elle embrassa les quatre jeunes gens, puis le comte et la comtesse.

Elle attira ensuite le Capitaine sur ses genoux et lui baisa le front en disant :

— Tenez. Le voici, celui que je préfère…

On ne se sépara qu’à minuit.

Le lendemain matin, Raoul, Octave de Chagny, sa femme et les trois étrangers prenaient leur petit déjeuner dans la salle, quand un valet de ferme apporta une lettre.

Raoul regarda l’écriture, et murmura douloureusement :

— Ah ! une lettre d’elle… Comme la dernière fois… Elle est partie.

Il se rappelait, ainsi que le comte et la comtesse, son départ de Roborey.

Il déchira l’enveloppe et lut à haute voix.

« Raoul, mon ami,

« Je vous demande en grâce de croire aveuglément ce que je vais vous dire et qui m’a été révélé par quelques faits dont j’ai eu connaissance hier seulement.

» Raoul, en me présentant au rendez-vous du 12 juillet, devant l’horloge du château de La Roche-Périac, j’ai pris votre place à mon insu. Le talisman que je croyais tenir de mon père vous appartenait.

» Ce que j’écris là n’est pas une supposition, mais une certitude absolue. Je sais cela, comme je sais que la lumière existe, et si j’ai des raisons profondes pour ne pas divulguer les preuves de ce qui est, je veux cependant que vous agissiez et que vous pensiez avec la même conviction et la même sérénité que moi.

» Sur mon salut éternel, voici la vérité. Errington, Webster, Dario, et vous Raoul, vous êtes les héritiers véritables du marquis de Beaugreval, désignés par son testament. Donc, le quatrième diamant est vôtre. Webster voudra bien, dès demain, aller à Nantes, se présenter chez Me Delarue, lui remettre un chèque de trois cent mille francs, et vous rapporter ce diamant. J’envoie à Me Delarue, en même temps que le reçu qu’il avait signé, les instructions nécessaires.

» Je vous avouerai, Raoul, que, hier, j’ai eu un peu de chagrin en discernant la vérité. Oh ! pas beaucoup, quelques larmes seulement… Aujourd’hui, je suis contente… Cette fortune, je ne l’aimais pas… Non, elle s’accompagnait de trop d’infamies et de trop d’horreurs ! Je n’aurais jamais pu oublier certaines choses… Et puis… et puis, l’argent, c’est une prison et je ne veux pas vivre enfermée.

» Raoul, et vous, mes trois nouveaux amis, vous m’avez demandé, un peu en plaisantant, n’est-ce pas ? de choisir un amoureux parmi ceux qui se trouvaient hier au Manoir. Puis-je vous répondre, un peu de la même manière, que mon choix est fait, que j’ai baisé au front l’élu de mon cœur, et qu’il ne m’est possible de me dévouer qu’au plus jeune de mes quatre garçons d’abord, aux autres ensuite ? Ne m’en veuillez pas, mes amis. Mon cœur, jusqu’ici, n’est qu’un cœur de mère, et c’est pour eux seulement qu’il bat de tendresse, d’inquiétude et d’amour. Que feraient-ils si je les quittais ? Que deviendrait mon pauvre Montfaucon ? Ils ont besoin de moi, et de la bonne vie saine que nous menons ensemble. Comme eux je suis une nomade, une vagabonde. Il n’y a pas de logis qui vaille notre roulotte. Laissez-moi reprendre la grand-route.

» Et puis, quand un peu de temps aura passé, on se retrouvera, voulez-vous ? Nos cousins de Chagny nous recevront à Roborey. Tenez, prenons date pour les fêtes de fin d’année. On se retrouvera, là-bas, le mardi qui précède Noël. Cela vous plaît-il ?

» Adieu, mon ami. Je vous envoie toute mon amitié fervente. Quelques larmes aussi, les dernières… In robore fortuna. La fortune est dans la fermeté d’âme.

» Je vous embrasse tous.

 » Dorothée. »

Un long silence suivit la lecture de cette lettre.

À la fin, le comte Octave prononça :

— Curieuse créature… Quand on pense qu’elle a eu les quatre diamants en poche, c’est-à-dire dix ou douze millions, et qu’il lui était si facile de ne rien dire et de les garder !

Mais les jeunes gens ne relevèrent pas cette réflexion. Dorothée était pour eux la forme même du bonheur. Et le bonheur s’en allait.

Raoul consulta sa montre, et puis leur fit signe à tous de l’accompagner. Muni d’une longue-vue, il les conduisit au plus haut point des Buttes.

À l’horizon, sur une route blanche qui montait parmi les prairies, la route de Saumur, le cirque Dorothée s’éloignait lentement. Trois des garçons marchaient auprès de la Pie-Borgne, que conduisait Saint-Quentin.

En arrière, toute seule, une femme cheminait, les épaules couvertes d’une écharpe de soie bleue dont les bouts flottaient au vent. C’était Dorothée, princesse d’Argonne, et danseuse de corde…


Fin