Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/14

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« C’est la mort que votre sourire, c’est la damnation éternelle pour celui qui s’y laisse prendre… Ah ! quelle misérable que cette femme !… »

L’impression que Raoul avait eue, dès le début, d’assister à cette scène d’inquisition, il l’éprouva plus nettement encore devant la fureur de cet homme qui jetait l’anathème avec toute la force d’un moine du moyen âge. Sa voix frémissait d’indignation. Ses gestes menaçaient, comme s’il allait saisir à la gorge l’impie dont le divin sourire faisait perdre la tête et vouait aux supplices de l’enfer.

— Calmez-vous, Beaumagnan, lui dit-elle, avec un excès de douceur dont il s’irrita comme d’un outrage.

Malgré tout, il essaya de se contenir et de contrôler les paroles qui se pressaient en lui. Mais elles sortaient de sa bouche, haletantes, précipitées ou murmurées, au point que ses amis, à qui il s’adressait maintenant, eurent quelquefois peine à comprendre l’étrange confession qu’il leur fit, en se frappant la poitrine, pareil aux croyants d’autrefois qui prenaient le public à témoin de leurs fautes.

— C’est moi qui ai cherché la bataille aussitôt après la mort d’Isneauval. Oui, j’ai pensé que l’ensorceleuse s’acharnerait encore après nous… et que je serais plus fort que les autres… mieux assuré contre la tentation… N’est-ce pas, vous connaissiez toute ma décision à cette époque ? Déjà consacré au service de l’Église, je voulais revêtir la robe du prêtre. J’étais donc à l’abri du mal, protégé par des engagements formels, et plus encore par toute l’ardeur de ma foi. Et je me rendis là-bas, à l’une de ces réunions spirites où je savais la trouver.

» Elle y était en effet. Je n’eus pas besoin que l’ami qui m’avait amené me la désignât, et j’avoue que, sur le seuil, une appréhension obscure me fit hésiter. Je la surveillai. Elle parlait à peu de gens et se tenait sur la réserve, écoutant plutôt en fumant des cigarettes.

» Selon mes instructions, mon ami vint s’asseoir près d’elle et engagea la conversation avec les personnes de son groupe. Puis, de loin, il m’appela par mon nom. Et je vis à l’émoi de son regard, et sans contestation possible, qu’elle le connaissait, ce nom, pour l’avoir lu sur le carnet dérobé à Denis Saint-Hébert. Beaumagnan, c’était un des douze affiliés… un des dix survivants. Et cette femme, qui semblait vivre dans une sorte de rêve, subitement s’éveilla. Une minute plus tard, elle m’adressait la parole. Durant deux heures elle déploya toute la grâce de son esprit et de sa beauté, et elle obtenait de moi la promesse que je viendrais la voir le lendemain.

» Dès cet instant, à la seconde même où je la quittai, la nuit, à la porte de sa demeure, j’aurais dû m’enfuir au bout du monde. Il était déjà trop tard. Il n’y avait plus en moi ni courage, ni volonté, ni clairvoyance, plus rien que le désir fou de la revoir. Certes, je masquais ce désir sous de grands mots ; j’accomplissais un devoir… il fallait connaître le jeu de l’ennemie, la convaincre de ses crimes et l’en punir, etc. Autant de prétextes ! En réalité, du premier coup j’étais persuadé de son innocence. Un tel sourire était l’indice de l’âme la plus pure.

» Ni le souvenir sacré de Saint-Hébert ni celui de mon pauvre d’Isneauval ne m’éclairaient. Je ne voulais pas voir. J’ai vécu quelques mois dans l’obscurité, goûtant les pires joies, et ne rougissant même pas d’être un objet de honte et de scandale, de renoncer à mes vœux et de renier ma foi.

» Forfaits inconcevables de la part d’un homme comme moi, je vous le jure, mes amis. Cependant j’en ai commis un qui les dépasse peut-être tous. J’ai trahi notre cause. Le serment de silence que nous avons fait en nous associant pour une œuvre commune, je l’ai rompu. Cette femme connaît du grand secret ce que nous en connaissons nous-mêmes. »

Un murmure d’indignation accueillit ces paroles. Beaumagnan courba la tête.

Maintenant Raoul comprenait mieux le drame qui se jouait devant lui, et les personnages qui en étaient les acteurs acquéraient leur véritable relief. Hobereaux, campagnards, rustres, oui, certes, mais Beaumagnan était là, Beaumagnan qui les animait de son souffle et leur communiquait son exaltation. Au milieu de ces existences vulgaires et de ces silhouettes falotes, celui-là prenait figure de prophète et d’illuminé. Il leur avait montré comme un devoir quelque besogne de conjuration à laquelle lui-même s’était dévoué corps