Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/64

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Les messieurs grelottaient de peur, car les Prussiens pouvaient survenir… C’est alors qu’un type de Rouen que mon mari connaissait bien, le domestique de confiance du cardinal de Bonnechose, un nommé M. Jaubert, passa avec sa voiture… Vous voyez ça d’ici… On cause… Les deux messieurs offrent une grosse somme pour lui acheter son cheval. Jaubert refuse. Ils le supplient, ils menacent… et puis voilà qu’ils se jettent sur lui, comme des fous, et qu’ils l’assomment, malgré les supplications de mon mari… Après quoi, ils visitent le cabriolet, y trouvent un coffret qu’ils prennent, attellent au camion le cheval de Jaubert, et l’on s’en va, laissant celui-ci à moitié mort.

— Mort tout à fait, précisa Léonard.

— Oui, mon mari l’a su des mois plus tard, quand il a pu rentrer à Rouen.

— Et, à ce moment, il ne les a pas dénoncés ?

— Oui… sans doute… il aurait peut-être dû, fit la veuve Rousselin avec embarras… seulement…

— Seulement, ricana Léonard, ils avaient acheté son silence, n’est-ce pas ? Le coffret, ouvert devant lui, contenait des bijoux… ils ont donné à votre mari sa part de butin…

— Oui… oui… dit-elle… les bagues… les sept bagues… Mais ce n’est pas pour cela qu’il a gardé le silence… Le pauvre homme était malade… Il est mort presque aussitôt son retour.

— Et ce coffret ?

— Il était resté dans le camion vide. De sorte que mon mari l’avait rapporté avec les bagues. Moi j’ai gardé le silence, comme lui. C’était déjà une vieille histoire, et puis j’ai craint le scandale… On aurait pu accuser mon mari. Autant se taire. Je me suis retirée à Lillebonne avec ma fille, et c’est seulement lorsque Brigitte m’a quittée pour le théâtre qu’elle a pris les bagues… auxquelles, moi, je n’avais jamais voulu toucher… Voilà toute l’affaire, mon bon monsieur, ne m’en demandez pas plus.

Léonard ricana de nouveau :

— Comment ! toute l’affaire…

— Je n’en sais pas davantage, dit la veuve Rousselin, craintivement…

— Mais ça n’a pas d’intérêt, votre histoire. Si nous bataillons tous deux, c’est pour autre chose… vous le savez bien, morbleu !…

— Quoi ?

— Les lettres gravées à l’intérieur du coffret, sous le couvercle, tout est là…

— Des lettres à moitié effacées, je vous le jure, mon bon monsieur, et que je n’ai jamais songé à lire.

— Soit, je veux bien le croire. Mais alors nous en revenons toujours au même point : ce coffret, qu’est-il devenu ?

— Je vous l’ai dit : on l’a pris chez moi, la veille même du soir où vous êtes venu à Lillebonne, avec une dame… cette dame qui a une grosse voilette.

— On l’a pris… qui ?

— Une personne…

— Une personne qui le cherchait ?

— Non, elle l’a vu par hasard dans un coin du grenier. Ça lui a plu, comme antiquité.

— Le nom de cette personne, voilà cent fois que je vous le demande.

— Je ne peux pas le dire. C’est quelqu’un qui m’a fait beaucoup de bien dans la vie, et ce serait lui faire du mal, beaucoup de mal, je ne parlerai pas…

— Ce quelqu’un serait le premier à vous dire de parler…

— Peut-être… peut-être… mais comment le savoir ? Je ne peux pas le savoir ? Je ne peux pas lui écrire… On se voit de temps en temps… Tenez, on doit se voir jeudi prochain… à trois heures…

— Où ?

— Pas possible… je n’ai pas le droit…

— Quoi ! faut-il recommencer ? marmotta Léonard, impatienté.

La veuve Rousselin s’effara.

— Non ! non ! Ah ! mon bon monsieur, non ! Je vous en supplie.

Elle poussa un cri de douleur.

— Ah ! le bandit !… qu’est-ce qu’il me fait ?… Ah ! ma pauvre main…

— Parle donc, sacrebleu !

— Oui, oui… je vous promets…

Mais la voix de la malheureuse s’éteignait. Elle était à bout de forces. Léonard insista cependant, et Raoul perçut quelques mots bégayés dans l’angoisse… « Oui…