Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/86

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— Tu es moins bête que tu n’en as l’air, lui dit Raoul.

Léonard grogna :

— Un seul mot et je cogne.

Il se mit à manger et à boire, et Raoul risqua :

— Bon appétit ! S’il en reste, ne m’oublie pas.

Léonard se leva, les poings tendus.

— Suffit, vieux camarade, promit Raoul. J’ai un bœuf sur la langue. C’est moins nourrissant que ta charcuterie, mais je m’en contenterai.

Des heures passèrent. L’ombre vint.

Beaumagnan semblait dormir. Léonard fumait des pipes. Raoul monologuait et se gourmandait lui-même d’avoir été si imprudent avec Josine.

— J’aurais dû me méfier d’elle… Que de progrès à faire encore ! La Cagliostro est loin de me valoir, mais quelle décision ! Quelle vision claire de la réalité, et quelle absence de scrupules ! Une seule tare, qui empêche le monstre d’être complet : son système nerveux de dégénérée. Et c’est heureux pour moi aujourd’hui puisque cela me permettra d’arriver avant elle au Mesnil-sous-Jumièges.

Car il ne mettait pas en doute la possibilité d’échapper à Léonard. Il avait remarqué que les liens de ses chevilles se relâchaient sous l’influence de certains mouvements, et, comptant bien libérer sa jambe droite, il imaginait avec satisfaction l’effet d’un bon coup de chaussure sur le menton de Léonard. Dès lors, c’était la course éperdue vers le trésor.

Les ténèbres s’accumulaient dans la salle. Léonard alluma une bougie, fuma une dernière pipe et but un dernier verre de vin. Après quoi, il fut pris d’une somnolence qui lui fit faire quelques saluts de droite et de gauche. Par précaution, il tenait la bougie dans sa main, de sorte que la brûlure de la cire qui coulait le réveillait de temps à autre. Un coup d’œil à ses prisonniers, un autre à la double corde utilisée comme sonnette d’alarme, et il se rendormait.

Raoul continuait insensiblement, et non sans résultat, son petit travail de délivrance. Il devait être environ neuf heures du soir.

— Si je puis partir à onze heures, se disait-il, vers minuit je passe à Lillebonne où je soupe ; vers trois heures du matin je débouche au lieu sacré, et, dès les premières lueurs de l’aube, je mets dans ma poche le coffre-fort des moines. Oui, dans ma poche ! pas besoin des frères Corbut ni de personne.

Mais, à dix heures et demie, il en était au même point. Si lâches que fussent les nœuds, ils ne cédaient pas et Raoul commençait à désespérer, lorsque soudain il lui sembla entendre un bruit léger qui différait de tous ces frémissements dont se compose le grand silence nocturne, feuilles qui voltigent, oiseaux qui remuent sur les branches, caprices du vent.

Cela se renouvela deux fois, et il eut la certitude que cela entrait par la fenêtre latérale qu’il avait ouverte, et que Léonard avait repoussée avec négligence.

De fait, l’un des battants parut glisser en avant.

Raoul observa Beaumagnan. Il avait entendu et regardait aussi.

En face d’eux, Léonard s’éveilla, les doigts brûlés, reprit son petit manège de surveillance, et s’assoupit de nouveau. Là-bas le bruit, un instant suspendu, recommença, ce qui prouvait bien que chacun des mouvements du geôlier était attentivement suivi.

Quel événement se préparait donc ? La barrière étant close, il fallait qu’on eût franchi le mur que hérissaient des tessons de bouteilles, escalade qui n’était possible que pour un familier des lieux et par quelque brèche dégarnie de tessons. Qui ? un paysan ? un braconnier ? Était-ce du secours ? Un ami de Beaumagnan ? ou quelque rôdeur ?

Une tête surgit, indistincte dans les ténèbres. Le rebord de la fenêtre, peu élevé, fut franchi aisément.

Tout de suite, Raoul discerna une silhouette de femme, et, aussitôt, avant même de voir, il sut que cette femme n’était autre que Clarisse.

Quelle émotion l’envahit ! Joséphine Balsamo s’était donc trompée, en supposant que Clarisse ne pourrait réagir ! Inquiète, retenue par la crainte des dangers qui le