Page:Leblanc - La Comtesse de Cagliostro, paru dans Le Journal, 1923-1924.djvu/90

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Il avançait cependant, pas à pas, et, à mesure qu’il avançait, le même tertre prenait une apparence qui n’était point conforme à ce qu’attendait Raoul. Nulle pierre plus haute… Nul sommet qui pût jadis permettre à celle qu’on appelait la Dame de Beauté de venir s’asseoir et de guetter au tournant du fleuve l’arrivée des barques royales. Rien de saillant. Au contraire… Que s’était-il donc produit ? Quelque crue subite du fleuve, ou quelque orage avait-il récemment modifié ce que les intempéries séculaires avaient respecté ? Ou bien…

En deux bonds, Raoul franchit les dix pas qui le séparaient de la butte.

Un juron lui échappa. L’affreuse vérité s’offrait à ses regards. La partie centrale du monticule était éventrée. La borne, la borne légendaire était bien là, mais disjointe, brisée, morcelée, ses débris rejetés aux pentes d’une fosse béante où se voyaient des cailloux noircis et des mottes d’herbe brûlée qui fumaient encore. Pas une pierre précieuse. Pas une parcelle d’or et d’argent. L’ennemi avait passé…

En face de l’effroyable spectacle, Raoul ne demeura certes pas plus d’une minute. Immobile, sans une parole, il avisa distraitement, et releva machinalement tous les vestiges et toutes les preuves du travail effectué quelques heures auparavant, aperçut des empreintes de talons féminins, mais refusa d’en tirer une conclusion logique. Il s’éloigna de quelques mètres, alluma une cigarette et s’assit au revers de la digue.

Il ne voulait plus penser. La défaite, et surtout la façon dont elle lui avait été infligée, était trop pénible pour qu’il consentît à en étudier les effets et les causes. En ces cas-là, on doit s’exercer à l’indifférence et au sang-froid.

Mais les événements de la veille et de la soirée précédente, malgré tout, s’imposaient à lui. Qu’il le voulût ou non, les actes de Joséphine Balsamo se déroulaient dans son esprit. Il la voyait se raidissant contre le mal et recouvrant toute l’énergie nécessaire en un pareil moment. Se reposer, quand l’heure du destin sonnait ? Allons donc ? Est-ce qu’il s’était reposé, lui ? Et Beaumagnan, si meurtri qu’il fût, s’était-il accordé le moindre répit ? Non, une Joséphine Balsamo ne pouvait commettre une telle faute. Avant que la nuit fût tombée, elle arrivait dans cette même prairie avec ses acolytes, et, en plein jour, puis à la lueur de lanternes, elle dirigeait les travaux.

Et quand, lui, Raoul, il l’avait devinée, derrière les vitres voilées de sa cabine, elle ne se préparait pas à l’expédition suprême, mais elle en revenait, une fois de plus victorieuse, parce qu’elle ne permettait jamais aux petits hasards, aux vaines hésitations et aux scrupules superflus, de faire obstacle entre elle et l’accomplissement immédiat de ses projets.

Plus de vingt minutes, se délassant de sa fatigue au soleil qui surgissait des collines opposées, Raoul examina l’âpre réalité où sombraient ses rêves de domination ; et il fallait qu’il fût bien absorbé pour ne pas entendre le bruit d’une voiture qui s’arrêta dans le chemin, et pour ne voir les trois hommes qui en descendirent, qui soulevèrent la perche et traversèrent la prairie, qu’au moment où l’un d’eux, arrivé devant la butte, poussait un cri de détresse.

C’était Beaumagnan. Ses deux amis, d’Étigues et Bennetot, le soutenaient.

Si la déception de Raoul avait été profonde, quel ne fut pas l’accablement de l’homme qui avait joué toute sa vie sur cette affaire du trésor mystérieux ! Livide, les yeux hagards, du sang sur le linge qui bandait sa blessure, il regardait stupidement comme le plus affreux des spectacles le terrain dévasté où la pierre miraculeuse avait été violée.

On eût dit que le monde s’effondrait devant lui et qu’il contemplait un gouffre plein d’épouvante et d’horreur.

Raoul s’avança et murmura :

C’est elle.

Beaumagnan ne répondit pas. Pouvait-on douter que ce fût elle ? Est-ce que l’image de cette femme ne se confondait pas avec tout ce qui était ici-bas désastre, bouleversement, cataclysme, souffrance infer-