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— Oui, plaisanta Raoul, jusqu’à la veuve Rousselin, jusqu’à l’assassinat du sieur Jaubert, c’est-à-dire jusqu’à vous et jusqu’au cousin Bennetot.

Les deux hommes frissonnèrent. Raoul les apaisa :

— Soyez tranquilles, tous les deux. La justice n’éclaircira pas toutes ces sombres histoires, pour cette bonne raison qu’elle tâchera, au contraire, de les enterrer. Beaumagnan était protégé par des puissances qui n’aiment ni le scandale ni le grand jour. L’affaire sera étouffée. Ce qui m’inquiète beaucoup plus, ce n’est pas l’œuvre de la justice…

— Quoi ? fit le baron.

— C’est la vengeance de Joséphine Balsamo.

— Puisqu’elle est morte…

— Même morte, elle est à redouter. Et c’est pourquoi je suis venu. Il y a, au fond du verger, un petit pavillon de garde inhabité. Je m’y installe… jusqu’au mariage. Avertissez Clarisse de ma présence et dites-lui de ne recevoir personne… pas même moi. Elle voudra bien cependant accepter ce cadeau de fiançailles que je vous prie de lui offrir de ma part.

Et Raoul tendit au baron stupéfait un énorme saphir, d’une pureté incomparable et taillé comme on taillait jadis les pierres précieuses…



XIV.

« L’infernale créature »

— Qu’on jette l’ancre, chuchota Joséphine Balsamo, et qu’on amène la barque par ici.

Il traînait sur la mer une brume lourde qui, s’ajoutant à l’obscurité de la nuit, empêchait qu’on discernât même les lumières d’Étretat. Le phare d’Antifer ne trouait d’aucune lueur le nuage impénétrable où le yacht du prince Lavorneff naviguait à tâtons.

— Qu’est-ce qui te prouve qu’on est en vue des côtes ? objecta Léonard.

— Mon désir qu’on y soit, prononça la Cagliostro.

Il s’irrita.

— C’est de la folie, cette expédition, de la pure folie ! Comment ! Voilà quinze jours que nous avons réussi et que, grâce à toi, je le reconnais, nous avons remporté la victoire la plus extraordinaire. Toute la masse des pierres précieuses est enfermée dans un coffre, à Londres. Tout danger a disparu. Cagliostro, Pellegrini, Balsamo, marquise de Belmonte, tout cela est au fond de l’eau par suite de ce naufrage du Ver-Luisant que tu as eu l’idée admirable d’organiser, et auquel tu as présidé avec tant d’énergie. Vingt témoins ont vu de la côte l’explosion. Pour tout le monde, tu es morte, cent fois morte, et moi aussi, et tous tes complices. Si l’on arrivait à mettre debout l’histoire du trésor des moines on arriverait par là même à constater qu’il a coulé au fond de l’eau avec le Ver-Luisant, à un endroit impossible à définir, à déterminer exactement, et que les pierres se sont répandues dans la mer. Et de ce naufrage et de cette mort, crois bien que la justice est enchantée, et qu’elle n’y regardera pas de trop près, tellement on la presse, en haut lieu, d’étouffer l’affaire Beaumagnan-Cagliostro.

» Donc, tout va bien. Tu es maîtresse des événements et victorieuse de tous tes ennemis. Et c’est le moment où la prudence la plus élémentaire nous ordonne de quitter la France et de filer aussi loin que possible de l’Europe, c’est ce moment-là que tu choisis pour revenir au lieu même qui t’a porté malheur, et pour affronter le seul adversaire qui te reste. Et quel adversaire, Josine ! Une sorte de génie si exceptionnel que, sans lui, tu n’aurais jamais découvert le trésor. Avoue que c’est de la folie. »

Elle murmura :

— L’amour est une folie.

— Alors, renonce.

— Je ne peux pas, je ne peux pas. Je l’aime.

Elle avait appuyé ses coudes sur le bastingage et, la tête entre ses mains, elle chuchotait avec désespoir :

— J’aime… c’est la première fois… Les autres hommes, ça ne compte pas… Tandis que Raoul… Ah ! je ne veux pas parler de lui… C’est par lui que j’ai connu la seule joie de ma vie… mais aussi ma plus grande peine… Avant lui, j’ignorais le bonheur… mais aussi la douleur… et puis… et puis le bonheur est fini… et il n’y a plus que ma souffrance… Elle est horrible, Léonard… L’idée qu’il va se marier… qu’une autre vivra de sa vie… et qu’un enfant va naître de leur amour… non, c’est au-dessus de mes forces. Tout plutôt que cela !… J’aime mieux tout risquer, Léonard. J’aime mieux mourir.

Il dit à voix basse :

— Ma pauvre Josine…

Ils se turent assez longtemps, elle, toujours courbée et défaillante.