Page:Leblanc - La Femme aux deux sourires, paru dans Le Journal, 1932.djvu/112

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— Je ne comprends pas ! je ne comprends pas !

Antonine sourit :

— Monsieur l’inspecteur, si vous ne comprenez pas, c’est que vous ne voulez pas envisager le problème tel qu’il se pose. Depuis que je suis ici, j’ai beaucoup réfléchi, moi, et j’ai compris. Et c’est pourquoi je me suis tue.

— Dans quelle intention ?

— Pour ne pas contrarier l’action de celui qui m’a sauvée de votre persécution inexplicable, deux fois le premier jour et une troisième fois à Volnic.

— Et une quatrième fois au Casino Bleu, hein, ma petite ?

— Ah ! cela, dit-elle en riant, c’est l’affaire de Clara, de même que le coup de couteau donné au grand Paul.

Une lueur passa dans les yeux de Gorgeret. Lueur fugitive. Il n’était pas encore mûr pour la vérité, que la jeune fille d’ailleurs, par malice, ne lui exposait pas avec beaucoup de clarté.

Elle dit, plus gravement :

— Concluons, monsieur l’inspecteur. Depuis mon arrivée à Paris, j’habite l’hôtel-pension des Deux-Pigeons, à l’extrémité de l’avenue de Clichy. Au moment où le grand Paul a été frappé, c’est-à-dire exactement à six heures du soir, je causais encore avec la patronne de l’hôtel avant d’aller prendre le métro. J’invoque expressément le témoignage de cette personne, et aussi le témoignage du marquis d’Erlemont.

— Il est absent.

— Il rentre aujourd’hui. C’est ce que je venais annoncer à ses domestiques quand vous m’avez arrêtée une demi-heure après le crime.

Gorgeret éprouvait une certaine gêne. Sans un mot il passa dans le cabinet du directeur de la police judiciaire, qu’il mit au courant de la situation.

— Téléphonez, Gorgeret, à l’hôtel des Deux-Pigeons.

Il obéit. Le directeur et lui prirent chacun un récepteur, et Gorgeret demanda :

— L’hôtel des Deux-Pigeons ? Ici la Préfecture de police. Je voudrais savoir, madame, si vous avez parmi vos pensionnaires une demoiselle Antonine Gautier.

— Oui, monsieur.

— Arrivée, quand ?

— Une seconde. Je consulte le registre… Arrivée le vendredi 4 juin.

Gorgeret dit à son chef :

— C’est bien la date.

Il continua :

— Elle s’est absentée ?…

— Cinq jours. Elle est revenue le 10 juin.

Gorgeret murmura :

— La date du Casino Bleu… Et le soir de son retour, madame, elle est sortie ?

— Non, monsieur. Mlle Antonine n’est pas sortie un seul soir depuis qu’elle est chez moi. Quelquefois avant le dîner… Le reste du temps, elle cousait dans mon bureau.

— Actuellement, elle est à l’hôtel ?

— Non, monsieur. Avant-hier, elle m’a quittée à six heures et quart pour aller prendre le métro. Elle n’est pas rentrée et ne m’a pas prévenue, ce qui m’étonne beaucoup.

Gorgeret raccrocha le téléphone. Il était assez déconfit.

Après un silence, le directeur lui dit :

— Je crains que vous n’ayez été un peu vite, Gorgeret. Courez donc jusqu’à cet hôtel, perquisitionnez dans la chambre. Moi, je vais convoquer le marquis d’Erlemont.

Les recherches de Gorgeret n’amenèrent aucune découverte. Le très modeste trousseau de la jeune fille était marqué aux initiales A. G. Un extrait de son acte de naissance portait le nom d’Antonine Gautier, père inconnu, née à Lisieux.

— Nom de D… de nom de D…, maugréait l’inspecteur.

Gorgeret passa trois heures cruelles. Il ne put avaler le repas qu’il prit avec Flamant. Il était incapable d’exprimer une opinion raisonnable. Flamant le remontait avec commisération.

— Voyons, mon vieux, tu bafouilles. Si Clara la Blonde n’a pas fait le coup, t’obstine pas !