Page:Leblanc - La Femme aux deux sourires, paru dans Le Journal, 1932.djvu/79

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produit entre Raoul et Gorgeret, ou entre Raoul et le grand Paul, il n’en était pas moins certain que la police occupait l’entresol du quai Voltaire. Donc la police, en apercevant Clara la Blonde, mettrait aussitôt la main sur cette proie si vainement cherchée jusqu’ici. Cette éventualité ne lui apparut même pas, ou, alors, elle lui sembla insignifiante. Que lui importait d’être arrêtée et jetée en prison, si Raoul ne vivait plus ?

Mais elle n’avait plus la force d’enchaîner les idées qui l’obsédaient. Elles passaient au fond d’elle en phrases incohérentes, ou plutôt en brèves images, qui se succédaient en dehors de toute logique. Il s’y mêlait la vision de paysages qui se présentaient à ses yeux, rives de la Seine, maisons, rues, trottoirs, gens qui marchaient, et tout cela se déroulait si lentement qu’elle criait de temps à autre au chauffeur :

— Vite ! Dépêchez-vous ! Vous n’avancez pas…

Sosthène tournait vers elle sa bonne figure cordiale en ayant l’air de dire :

— Rassurez-vous, ma petite dame, nous arrivons.

De fait, ils arrivèrent.

Elle sauta sur le trottoir.

Il refusa l’argent qu’elle lui offrait. Elle jeta le billet sur le siège, sans faire attention, et courut dans le vestibule du rez-de-chaussée. Elle ne vit pas la concierge, qui était dans la cour intérieure, et elle monta rapidement, étonnée que tout fût si calme et que personne ne vînt vers elle.

Sur le palier, personne non plus.

Aucun bruit.

Cela la surprenait, mais rien n’eût rebuté son élan. Elle se précipitait vers son mauvais destin avec une fougue où il y avait presque l’espoir d’en finir elle-même et le désir inconscient que sa mort se mêlât à la mort de Raoul.

La porte était entre-bâillée.

Ce qui se passa, elle ne s’en rendit pas un compte exact. Une main l’atteignit au visage, cherchant sa bouche pour la bâillonner d’un foulard roulé en boule, tandis qu’une autre main la saisissait à l’épaule, et la bousculait avec tant de brutalité qu’elle perdit l’équilibre, trébucha et fut lancée dans la pièce principale où elle tomba tout de son long, la face contre le parquet.

Alors, tranquillement, soudain rasséréné, Valthex ferma le verrou de sûreté, ferma derrière lui la porte du salon et se pencha un peu vers la femme étendue.

Elle n’était pas évanouie. Elle sortit vite de sa torpeur et comprit aussitôt le piège où on l’avait attirée. Elle ouvrit les yeux et regarda Valthex avec épouvante.

Et Valthex, en face de cette adversaire impuissante, inerte, vaincue, désespérée, se mit à rire, mais à rire d’un rire qu’elle n’avait jamais entendu, où il y avait tant de cruauté que c’eût été folie que de s’adresser à sa compassion.

Il la releva et l’assit sur le divan, seul siège qui restât avec le grand fauteuil. Puis, ouvrant les portes des deux chambres contiguës, il dit :

— Les chambres sont vides. L’appartement est barricadé. Personne ne peut te secourir, Clara, personne, pas même ton bon ami, et lui moins encore que quiconque au monde, car j’ai lancé la police sur ses traces. Donc, tu es perdue, et tu sais ce qui te reste à faire.

Il répéta :

— Tu sais ce qui te reste à faire, hein ? ce qui t’attend ?

Il écarta le rideau d’une fenêtre. L’auto était là. Sosthène veillait, debout sur le trottoir, l’œil à l’affût. Valthex ricana de nouveau :

— Nous sommes gardés de tous côtés, et bien gardés. Durant une heure, nous sommes tranquilles. Et en une heure, il se passe tant de choses ! Tant de choses, alors qu’il me suffit d’une seule. Après quoi, bien d’accord, nous partirons ensemble. Notre voiture est en bas… On pourra prendre un train… et ce sera la bonne vie de voyage… C’est convenu ?