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remit au jour suivant son premier interrogatoire. Avertie de ce retard, elle répondit à Gorgeret — et ce fut sa première réponse — qu’elle était innocente, qu’elle ne connaissait pas le grand Paul, qu’elle ne comprenait rien à cette affaire et qu’elle serait libre avant sa comparution devant le juge.

Cela signifiait-il qu’elle comptait sur le secours tout-puissant de Raoul ? Gorgeret éprouva une vive inquiétude et doubla la surveillance. Deux agents resteraient de faction, tandis que, lui-même, il irait dîner chez lui. À dix heures il serait de retour et procéderait à une dernière tentative de pression à laquelle Clara, exténuée comme elle l’était, n’aurait pas la force de résister.

L’inspecteur principal Gorgeret occupait dans un vieil immeuble du faubourg Saint-Antoine trois pièces gentiment arrangées où l’on sentait la main d’une femme de goût. Gorgeret était, en effet, marié depuis dix ans.

Mariage d’amour qui aurait pu mal tourner, Gorgeret étant affligé d’un caractère insupportable, si Mme Gorgeret, une rousse appétissante et gracieuse, n’avait pas pris sur son mari une autorité absolue. Excellente ménagère, mais frivole, coquette avec les hommes, aimant le plaisir, peu soucieuse, disait-on, de l’honneur de M. Gorgeret, elle fréquentait les dancings de son quartier, sans admettre que son mari risquât à ce sujet l’ombre d’une observation. Sur le reste, il pouvait crier : elle savait répondre.

Ce soir-là, lorsqu’il revint en hâte pour dîner, l’épouse n’était pas rentrée. Fait assez rare et qui, chaque fois, provoquait d’âpres discussions. Gorgeret n’admettait pas l’inexactitude.

Furieux, mâchonnant d’avance la scène qu’il ferait et les reproches dont il l’accablerait, l’inspecteur se planta sur le seuil de la porte ouverte.

À neuf heures, personne. L’inspecteur, qui bouillonnait, questionna la petite bonne et apprit que madame avait mis « sa robe de dancing ».

— Alors, elle est au dancing ?

— Oui.

— Lequel ?

— Rue Saint-Antoine.

Pantelant de jalousie, il patienta. Était-il admissible que Mme Gorgeret ne fût pas rentrée, alors qu’on ne dansait plus depuis la fin de l’après-midi ?

À neuf heures et demie, surexcité par la perspective de l’interrogatoire, il prit la résolution subite de se rendre à la salle de la rue Saint-Antoine. On n’y dansait pas encore au moment où il arriva. Les tables étaient occupées par des gens qui consommaient.

Le gérant, questionné par lui, se rappela fort bien avoir vu la jolie Mme Gorgeret en compagnie de plusieurs hommes, et s’offrit même à montrer la table où, en dernier lieu, avant son départ, elle avait bu un cocktail.

— Tenez… justement avec ce monsieur qui s’y trouve…

Gorgeret dirigea son regard dans la direction indiquée et se sentit défaillir. Le dos de ce monsieur, sa silhouette, il les connaissait. À n’en point douter, il les connaissait.

Il fut sur le point d’aller quérir des agents. C’était l’unique solution à une telle bravade, et la seule que pût lui dicter sa conscience. Cependant quelque chose en lui l’emporta sur le sentiment du devoir et retint l’élan qui le poussait vers les procédés de force auxquels un bon policier comme Gorgeret doit recourir à l’égard des malfaiteurs et des assassins. Ce fut l’envie irrésistible de savoir ce qu’il était advenu de Mme Gorgeret. Et résolument, rageusement, mais avec quelle mine de chien fouetté ! il vint prendre place auprès de l’individu.

Là, il attendit, employant toute son énergie à ne pas le saisir à la gorge et à ne pas lui lancer des injures.