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LA MACHINE À COURAGE

visité des boutiques de fleuristes. Sur des banderolles blanches et bleues on proclamait — « Dites-le avec des roses. » — « Dites-le avec des lys »… etc ! etc. D’autres ordonnaient — « Gardez le sourire »… « Préservez votre temps. » Il fallait donc parler avec des fleurs sur cette île fabuleuse et l’on y commandait le sourire… on y protégeait le temps… Dans quel but cette attitude standardisée ? Dans le but d’atteindre à la joie. C’était là le sens de la foule sur le pont de Brooklyn. De tous côtés, elle allait au plaisir. Le travail d’aujourd’hui, chacun l’enjambe avec allégresse pour s’amuser après. On dévore la journée pour arriver au dancing, on dévore la semaine pour atteindre le week-end. Tout le monde est élégant, tout le monde rit et danse. Le bonheur est à deux temps, le bonheur est vertical.


L’autobus me descendit devant Madison-Square Hôtel où mon manager avait retenu ce que les Américains appellent une suite — chambre, salle de bain, salon.

Rejetant son ouvrage, perdant ses lunettes et les deux bras tendus vers moi, ma compagne se précipita. — « Comment vas-tu, ma chérie » ? Aujourd’hui comme autrefois, la chère créature m’accueille toujours ainsi. Que j’aie fait le tour du jardin ou la traversée de l’Atlantique, sa voie émue m’interroge avec la même sollicitude. J’allais quitter la France, quand elle m’écrivit de Belgique ces simples mots : « Je suis bien peu de choses… mais l’idée que tu pars seule et si loin me torture. Je n’ai plus personne au monde. Accepte ma vie, je te la donne. »

Ancienne institutrice d’un collège de Bruxelles, elle avait pris sa retraite. Allait-elle abandonner son repos pour s’associer à ma vie ?… Elle repoussa mes scrupules et, peu de jours après, elle arrivait. Elle ressemble à la mère de saint Augustin. Je l’appelai Monique. J’aime le travail du temps sur les êtres bons. L’ombre qui gagnait doucement son visage de vitrail le faisait plus calme encore. Les lignes du nez, du menton et l’ovale de ses joues étaient arrondies. Ses cheveux en bandeaux