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LA MACHINE À COURAGE

premier regard on pouvait voir que la nature s’était trompée après avoir assemblé tous les éléments essentiels à la plus délicate féminité. Un visage sensible et nerveux, deux longues mains fines dont il semblait avoir conscience perpétuellement. Il m’expliqua qu’il était pianiste et ne vivait que « dans son piano ».

Le rideau se leva sur la tente de Prinzivalle, l’admirable Muratore. Mon jeune ami se retira, emportant mon adresse. Je repris ma place avec moins de tristesse. J’écoutais, je regardais tout en pensant à l’action pour laquelle j’étais venue…

Sur la scène, aucun souvenir ne me troublait. Garden enveloppée de voiles légers ne me rappelait pas Monna Vanna. Parfois je fermais les yeux, reposée par les vibrations.

Soudain la fin de l’acte me saisit, c’était le charivari des cloches, des clameurs, des cris triomphants, de tous les bruits artificiels tant de fois réglés par moi-même dans les coulisses de tous les pays.

Et j’étais là, immobile, figée. J’entendis la voix de Madame Hammerstein :

« — Voulez-vous venir féliciter Garden ? »

« — Certes… »

Je mis de la poudre et me levai automatiquement.


La loge de Garden était pleine de monde. À travers les épaules et les têtes j’apercevais par instants le bandeau qui encerclait sa beauté hardie. Tout à coup la foule les sépara.

« — Georgette Leblanc ! How do you do ?  » Avec son geste de franchise caractéristique elle me tendait la main, souriante, sympathique.

« — Comment trouvez-vous l’orchestre et les décors ? et les costumes ? et l’interprétation ? Ce n’est pas la première fois que vous venez à New-York ?… Aoh ! je joue Thaïs la semaine prochaine, il faudra revenir… il faudra revenir… au revoir !… Très heureuse de vous avoir revue ! »

J’étais sortie déjà, je marchais à contre-flot au milieu des vagues de gens qui se précipitaient. Dans l’antichambre, une haute glace me renvoyait mon image plus grande que moi, elle me sembla tenir ma vie morte entre ses bras.