Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/30

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la pièce obscure et basse qu’un vieux curé qui achetait des lacets de chaussures à une vieille dame de figure revêche. Celle-ci lorgna l’intrus qui frappa sa serviette avec l’air de dire :

— Je viens vous apporter mes cartes d’échantillons.

— Asseyez-vous, lui fut-il ordonné.

Il s’assit contre un comptoir et, courbant le dos, piqua du front dans un lot de bretelles. Ses idées tournoyaient comme des feuilles sèches. Le vieux curé et la vieille dame échangeaient des phrases dont aucune ne lui semblait compréhensible. La boutique était remplie d’humidité, de tristesse et d’une odeur intolérable de moisi à laquelle se mêlait un parfum d’oignon en train de mijoter quelque part.

— Mille fois merci, mademoiselle Henrioux, fit l’ecclésiastique en se retirant.

— Toujours à votre service, monsieur le curé, répliqua la vieille dame.

La porte se ferma.

La vieille dame revint aussitôt vers Balthazar et lui décocha :

— J’ai mes fournisseurs, monsieur, du ton rébarbatif que l’on prend pour dire à une quêteuse : « J’ai mes pauvres, madame. »

Balthazar s’était levé et regardait stupidement. Il avait entendu les adieux du curé, et il demanda d’une voix sourde :

— Mademoiselle Henrioux ?… Vous êtes mademoiselle Henrioux ?

— Eh bien ! quoi, évidemment. Le Dé d’argent, c’est moi.

— C’est vous, le Dé d’argent ? Vous êtes le Dé d’argent ! Vous êtes mademoiselle Ernestine !

Il la contemplait de ses yeux agrandis, et, de fait, peu à peu, avec son désir immense de la reconnaître, il notait dans sa figure maussade quelque chose qui avait dû être l’expression heureuse de la photographie. Le jeune visage renaissait sous les rides précoces et sous le parchemin jaune de la peau. Les mèches droites des cheveux se roulaient en boucles frivoles. C’était bien la femme que son père avait aimée jadis et dont il avait conservé l’image ravissante.

« Ma mère… ma mère… » dit-il au fond de lui.

La voix du sang parlait. Un élan le porta vers elle. Par malchance, l’excès de l’émotion donnait à Balthazar un masque réellement féroce. Il louchait. Les dents grinçaient dans une bouche entrebâillée, aux lèvres tordues. La mâchoire tremblait. En outre, il eut le grand tort d’arracher son faux col et d’exhiber sa poitrine en bégayant :   « M. T. P… M. T. P. »

Mlle  Henrioux eut peur. Elle reculait devant cette vision de folie. Balthazar avançait d’autant, la poitrine nue et le pouce de sa main bien en évidence.

— M. T. P., disait-il… l’empreinte… le tampon d’encre…

Mlle  Henrioux gémit :

— Allez-vous en… Allez-vous en…

Mais rien ne pouvait le calmer. Il cherchait vainement à former des phrases. Quelques mots, tout au plus, jaillirent de cet ensemble de sons rauques et de syllabes inachevées :   « Naissance… Testament… Enquête… »

Bloquée contre la porte par où se glissaient les parfums d’oignon, mais incapable de manœuvrer la serrure, elle s’écria, désespérément :

— Qui êtes-vous ?