Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/57

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— Pour que vous me compreniez bien et pour que vous jugiez avec indulgence une vie qui n’est pas toujours ce qu’elle devrait être, il vous faut voir en moi, non pas un homme de notre époque, mais un homme qui se rattache plutôt par ses goûts et ses habitudes au temps où l’on vivait plus près de l’instinct et davantage selon la fantaisie. J’en ai tellement conscience que je m’amuse très souvent à m’accoutrer en individu de ce temps-là : artiste de la Renaissance italienne ou rhapsode de l’ancienne Grèce. Manie ridicule dont j’ai tenu à vous avertir pour que vous ayez moins envie d’en sourire. Et n’en disons pas plus aujourd’hui, Rudolf. Laissons les heures et les jours travailler à notre union.

Ayant ainsi parlé, il se leva, pivota sur ses talons, et s’éloigna en donnant à son dos et à son allure toute la majesté que comportaient une silhouette trop large et des jambes trop courtes.

Quelques minutes après, l’ordre de départ étant donné, le rhapsode grec, debout à l’avant, lançait aux populations attroupées sur le quai, de grands vers puissants, qui attestaient une âme noble autant que passionnée.

— C’est un grand poète, répéta Coloquinte.

Balthazar laissa tomber :

— Il est bien ennuyeux, Coloquinte !

Ils errèrent durant quinze jours, faisant escale dans les ports de Sicile et d’Algérie. Beaumesnil débarquait. Alors Balthazar et Coloquinte demeuraient seuls sur le pont, en face des cités blanches et des collines accablées de soleil. Ils parlaient à peine. Leurs rêves flottaient au gré du silence. Les blessures de Balthazar guérissaient, et il se sentait engourdi par un bien-être qu’il attribuait au souffle de la mer, et à la nonchalance de ses pensées. Si Coloquinte le quittait trop longtemps, il l’appelait aussitôt près de lui.

Chaque soir, Beaumesnil venait lui faire sa cour ainsi qu’à la jeune fille. Il leur racontait sa journée avec une verve amusante et une grande poésie de description. Ou bien il examinait les problèmes qui compliquaient la vie de Balthazar et supputait les chances que l’on avait de les résoudre suivant ses vœux paternels.

— Il saura découvrir la vérité, dit un soir Coloquinte, et vous rendre votre véritable nom, monsieur Balthazar.

Il répliqua distraitement :

— Cela m’est égal.

La nuit était radieuse. Elle leur apportait tous les enchantements des paysages où se pose le clair de lune. La mer les balançait et les enivrait de son haleine embaumée par les fleurs voisines.

— Est-ce possible, monsieur Balthazar ! dit Coloquinte, avec stupeur.

— C’est ainsi, affirma-t-il. Je n’éprouve plus ces élans de cœur qui me précipitaient chaque fois vers ceux dont j’étais apparemment le fils.

— Mais pourquoi, monsieur Balthazar ?

— Je ne sais pas, Coloquinte. Mais cette succession de pères, qui tous ont les mêmes droits sur moi, puisqu’ils se réclament des mêmes preuves, tout cela me conduit à une indifférence totale. Revad pacha, le comte de Coucy-Vendôme s’effacent dans le passé, et Beaumesnil, malgré ses efforts et sa poésie, ne prend pas la place vide.