Page:Leblanc - La Vie extravagante de Balthazar, paru dans Le Journal, 1924-1925.djvu/9

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rendit maître. Sa sensibilité, il la disciplina. Il se fit la somme de volonté, de courage et de résignation dont il avait besoin pour se tenir droit, et il sortit de cette longue bataille silencieuse, avec une bonne culture, une vision personnelle de la vie, et une peur affreuse de tout ce qui est aventure, risque, coups du sort, poussées de l’instinct, gestes spontanés, une peur si profonde qu’il s’était fabriqué, sous le nom de philosophie quotidienne, un système d’idées et de théories propres à le garantir contre les embûches de son cœur inassouvi. Dénué d’ambition, content de tout, d’une ingéniosité nonchalante, il avait vingt métiers et s’occupait de mille petites choses. Il cultivait son jardin sans chercher à l’embellir, et ne regardait que discrètement vers le ciel ou vers l’horizon.

Pour l’instant tout son destin se ralliait autour de la villa des Danaïdes, simple tonneau, évidemment, suivant le terme de l’agence X. Y. Z., mais de si vastes dimensions, si bien aménagé et disloqué, pourrait-on dire, par le précédent propriétaire, que le logis, avec ses deux lucarnes, ses fondations de briques et ses annexes, ne manquait ni de commodité ni d’agrément.

Qu’on ajoute à cela le plaisir d’être servi par une femme de ménage à qui ses qualités d’ordre et de dévouement avaient valu le titre de secrétaire-dactylographe, quoiqu’elle ignorât à peu près ce que signifiait une machine à écrire, et l’on comprendra la paisible félicité dont jouissait jusqu’ici le professeur Balthazar.


Ce matin-là, Coloquinte qui, elle, ne possédait qu’un hamac à l’abri d’une soupente dressée contre la cahute de M.  Vaillant du Four, traversa le clos des Danaïdes à l’heure où Balthazar, suivant son habitude aux lendemains de « dégustation », répandait sur son crâne l’eau d’un arrosoir.

Sans mot dire, elle lui prépara une tasse de café, puis, dépliant son énorme serviette de secrétaire-dactylographe, en tira un jeu de brosses et de chiffons à l’aide de quoi elle se mit à faire vigoureusement la toilette intérieure et extérieure du tonneau, à nettoyer les vêtements du professeur, à cirer les bottines, et à balayer le « jardin ».

Dans l’ardeur du travail, ses deux nattes lui cinglaient la figure. Son teint de pâle adolescente s’animait. Un demi-sourire de contentement découvrait ses dents blanches. Elle avait de doux yeux qui se posaient parfois sur M.  Balthazar avec une admiration candide et une tendresse sans limites. Il était visible que pour elle, et bien qu’elle ne le sût point, l’univers se bornait à ce personnage considérable, résumé de toutes les perfections, divinité qui méritait tous les sacrifices.

— Fini, dit-elle. Monsieur Balthazar, est-ce que je vous accompagne à votre cours de philosophie ?

— Parbleu !

Il l’avait toujours connue. Le jour même où, six ans auparavant, il prenait possession des Danaïdes, elle était là, venue on ne sait d’où, elle aussi enfant trouvée, sans autre nom que ce sobriquet de Coloquinte, et poussée sur ce sol ingrat comme une de ces graines auxquelles il suffit, pour germer, d’un peu de poussière. La similitude de leurs destins les avait rapprochés. Pour ceux qui viennent