Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/192

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— Eh bien, qu’attends-tu ? À quoi rêves-tu ? lui demanda Florence, avec une pointe légère d’impatience.

La gouvernante joignit les mains.

— Ma chère Flossie ! Mais qu’allez-vous faire encore ? Vous savez que de grands dangers vous menacent. Je vous en conjure, soyez prudente !

— Ne l’ai-je pas toujours été ?

— Mon enfant, ne raillez pas. Voyez le résultat de vos folles entreprises. Nous sommes obligées de loger et de nourrir ici un malfaiteur ; il est là, dans cette maison, chez Mme Travis. Quand vous restez ici, cela me rassure à demi, mais vous allez partir maintenant… à cheval… c’est-à-dire loin peut-être… Qu’allez-vous faire ?

Florence sourit mystérieusement.

— Je ne puis te le dire. Sache seulement que la démarche que je vais entreprendre est impérieusement commandée par le devoir le plus sacré. Allons, aide-moi, je t’en prie, à m’habiller rapidement.

Avec un soupir résigné, Mary, qui savait combien il était inutile de vouloir s’opposer aux volontés de Florence, obéit. Elle alla donner les ordres de la jeune fille et revint aider celle-ci à revêtir son costume de cheval.

Avec une grande redingote beige qui formait jupe, un chapeau rond, une coiffure en catogan, une culotte de sport et des bottes vernies, miss Travis était vraiment délicieuse, et ce vêtement un peu viril convenait admirablement au caractère décidé et énergique de sa beauté.

— Au revoir, Mary, dit-elle en embrassant la gouvernante. Avant midi, je serai de retour.

Elle sortit, descendit les marches du perron en fouettant l’air cavalièrement de sa cravache, et trouva devant la grille un groom qui retenait à grand’peine un splendide alezan brûlé.

— Bonjour Trilby, dit Flossie en caressant l’encolure du fringant animal, qui avait henni de joie en apercevant sa maîtresse. Nous allons faire un grand tour tous les deux. Vous serez sage ?

Le groom tendit l’étrier à la jeune fille, qui se mit en selle avec une agilité gracieuse qu’eût enviée le meilleur écuyer.

Elle pressa légèrement les flancs du cheval, qui partit au trot.

Avant de tourner dans l’allée principale, elle se retourna vers Blanc-Castel et aperçut Mary qui, de la fenêtre, agitait son mouchoir en signe d’adieu.

Elle lui répondit en faisant tournoyer sa cravache.

Si elle avait levé plus haut la tête et regardé vers le grenier, elle eût aperçu, encadré dans un œil de bœuf, un visage qu’elle connaissait trop et dont les yeux perçants n’avaient pas perdu un détail de cette scène de départ. C’était Sam Smiling qui, pour occuper les loisirs de sa réclusion, avait installé là un observatoire.

Florence, enivrée par la brise parfumée du matin, poussa sa monture, qui prit le galop.

Elle parvint rapidement au faubourg industriel de la ville, traversa des rues noires, emplies de la fumée des usines et du bruit des lourdes machines, et arriva en vue d’une vaste cité ouvrière qui occupait un espace de terrain considérable. Au-dessus de cette cité, en lettres hautes de cinq pieds et soutenues par des tiges de fer, on lisait cette inscription :

COOPERATIVE FARWELL

Devant la porte d’entrée principale un grand nombre d’hommes se groupaient pleins d’animation et discutaient à haute voix.

L’heure du travail avait pourtant depuis longtemps sonné. Que faisaient là ces ouvriers, dont la foule s’accroissait de minute en minute ?

Florence Travis parut s’en douter.