Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/228

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prendre la défense de Mlle Travis… Hélas ! cette joie me sera probablement refusée. Vous savez que, par l’application d’un règlement sévère, mais formel, j’ai été rayé du barreau, et que je ne pourrai en faire de nouveau partie que si je peux me laver de l’accusation que Silas Farwell a portée contre moi.

— Et qui vous en empêche ?

— Mais, je n’ai aucun moyen…

— Et si je vous les fournis, moi, ces moyens ?

— Vous ? Comment cela ?

— Écoutez-moi une minute. Je vais vous prouver mon amitié. Je ne devrais peut-être pas m’occuper de cette affaire. Mais, en somme, il s’agit de confondre un bandit, au profit d’un honnête homme.

— Je vous écoute, dit Gordon, très ému.

— Avant d’acquérir la situation que je possède, avant d’être, comme on dit, le roi du Hareng, je n’étais qu’un employé de la maison Farwell, vous le savez. J’ai connu John et Silas lorsqu’ils étaient tout jeunes. Silas détestait son frère, qui était travailleur, loyal et bon. John avait percé à jour le caractère faux et cupide de Silas, et maintes fois il lui adressa les plus vifs reproches.

» Silas n’osait trop ouvertement manifester sa rancune, mais, chaque jour, il détestait davantage son frère. Le père Farwell, qui connaissait les qualités de son fils aîné, avait en lui la plus entière confiance, tandis qu’il tenait systématiquement Silas éloigné des affaires.

» Ce dernier en conçut un amer ressentiment. Fut-il poussé par ce sentiment à concevoir un crime, je ne l’affirme pas. Mais voici ce que je sais :

» Un jour que les deux frères, après le déjeuner, prenaient le café dans le parc attenant à l’usine, Silas Farwell profita d’une courte absence de son frère aîné pour verser dans le verre de ce dernier le contenu d’une petite bouteille verte.

» Je passais justement dans une allée voisine et je surpris ce geste. À tout hasard, je m’approchai, je pris la tasse et, tout en regardant fixement Silas Farwell, je répandis sur le sol le café qu’elle contenait.

» — Qu’est-ce que vous faites donc ? me demanda-t-il. Vous jetez le café de John, dans lequel je viens de verser des gouttes qu’on lui ordonne pour les crampes d’estomac ! »

» Était-ce de l’impudence ou de l’innocence ? Sur le moment, je penchai vers cette seconde hypothèse. Depuis, j’ai eu des doutes, les plus graves, mais maintenant encore aucune certitude ne me permet de formuler une accusation précise. C’est un crime si effroyable qu’il paraît impossible.

» Vous savez que dix ans plus tard, après la mort du père Farwell, John, à son tour, mourut mystérieusement. Les médecins parlèrent d’apoplexie séreuse, mais les circonstances du décès étaient assez étranges pour qu’on fît un semblant d’enquête. On constata qu’une petite fiole verte avait disparu d’une pharmacie portative. Mais on n’attacha guère d’importance à ce détail et l’enquête fut bientôt abandonnée. Je ne peux, je vous le répète, tirer aucune conclusion précise des faits que je viens de vous raconter… Cependant, je vous donne un conseil : Quand vous verrez Silas Farwell, demandez-lui donc ce qu’est devenue la bouteille verte.

Gordon se leva et serra la main de Ponsow.

— Merci. Vous me donnez là peut-être les moyens de me justifier par un aveu arraché à Silas. Je pourrai donc défendre ma bienfaitrice, la faire sortir de prison.

— Mais elle n’y est pas… Vous n’avez pas lu la dernière édition du Boston Evening ?