Page:Leblanc - Le Cercle rouge, paru dans Le Journal, 1916-1917.djvu/85

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— Il est dit que cet assommant personnage me persécutera jusqu’au bout sans le vouloir et sans le savoir ! se disait-elle exaspérée. Ce tantôt, c’était avec ses découvertes intempestives et son zèle ridicule. Ce soir, c’est avec sa flûte… Dieu qu’il en joue mal !… et qu’il est laid ! ajouta Florence en contemplant d’un œil colère les grimaces et les contorsions de Yama, tout aux délices de son instrument.

— Il faut le chasser de là, sans quoi je ne pourrai jamais remonter chez moi. Mais comment faire ? reprit-elle. Voyons… j’ai pourtant réussi des choses plus difficiles que cela.

Tout à coup, elle se mit à rire en songeant à la pusillanimité, qui était grande, de Yama. Son plan était fait.

Yama, au milieu d’une mélodie plus sentimentale et plus discordante encore que les autres (selon l’avis de Florence, du moins), s’arrêta brusquement.

Son souffle mourut dans sa gorge, sa flûte eut un couac déplorable et resta muette, toujours fixée à ses lèvres. Sa face devint grise comme la cendre, ses yeux s’arrondirent…

Quelque chose de vaste, d’élevé, de noir, de maigre et de terrible, dans la lueur lunaire qui l’amplifiait, montait silencieusement des buissons à quelques pas de lui. En même temps, une plainte sourde et monotone comme un appel mystérieux de détresse, bourdonnait à ses oreilles, semblant venir de tous les côtés à la fois.

— Ouh… ouh… ouh… ouh…

Les cheveux du Japonais se dressèrent, ses dents claquaient. Une terreur superstitieuse le submergeait.

La chose noire (c’était le manteau que Florence, qui s’amusait beaucoup, avait disposé en lui donnant une vague silhouette humaine, au-dessus du fer d’un râteau qu’elle venait de ramasser sur une platebande où il traînait), la chose noire, pareille, dans l’imagination de Yama, à quelque géant sans tête, à quelque apparition vomie par l’enfer, s’avançait menaçante parmi les buissons qu’elle dominait de toute sa hauteur…

Une épouvante folle clouait sur place le Japonais, mais, en voyant l’apparition venir sur lui, il jeta un faible cri et, tournant le dos, se mit à fuir aussi vite que ses jambes flageolantes le lui permettaient.

Arrivé vers la maison il s’arrêta, un peu rassuré par la proximité d’un éventuel secours, et jeta les yeux derrière lui. Le fantôme ne l’avait pas suivi. Alors Yama, soit curiosité plus forte que sa peur, soit doute sur la réalité de sa vision, se tapit derrière le tronc d’un arbre et attendit en jetant des coups d’œil craintifs vers le jardin.

Rien ne se passa pendant quelques minutes. Soudain, le domestique entendit à sa gauche un léger bruit. Il regarda et, saisi à nouveau de terreur, mais d’une terreur où il n’y avait plus rien de superstitieux, se colla contre un arbre.

Une échelle, à demi cachée dans la verdure, était dressée contre la façade de Blanc-Castel. Sur cette échelle était un homme qui montait vers la fenêtre de Florence Travis. Il l’atteignit, la poussa silencieusement et disparut à l’intérieur de l’appartement.

Yama n’aurait jamais osé parler du fantôme qu’il avait vu dans le parc, mais un voleur, c’était différent… Éperdu, d’une terreur nouvelle, il s’élança vers la maison pour donner l’alarme.


fin du quatrième épisode