Page:Leblanc - Le Chapelet rouge, paru dans Le Grand Écho du Nord, 1937.djvu/9

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

par la communauté de la vie et par une réelle affection, il n’y avait pas entre eux la moindre intimité. Il vivait près d’elle en amitié et en confiance, et se contentait de savoir qu’elle avait pour lui un grand attachement. À la fin, il prononça — comme s’il poursuivait une idée qui l’eût préoccupé :

— Comment mon pauvre père a-t-il pu jadis choisir un emplacement aussi baroque pour y mettre son coffre-fort ?

— Où l’aurais-tu mis, toi ?

— N’importe où, excepté où il est.

— Qu’est-ce que cela peut te faire, puisque tu n’y enfermes que des paperasses sans intérêt ?

— Tout de même…

— Et encore faudrait-il pour l’ouvrir, reprit Lucienne, que l’on connût le mot de la serrure.

— Ça, évidemment, dit-il, tu as raison… Tiens, voilà le second coup qui sonne…

Il s’arrêta : « À propos, tu avais bien dit à Gustave d’apporter des fleurs coupées ?

— Oui, mais pas de venir frapper à ma porte au moment où je me reposais. J’étais furieuse. Depuis, Amélie a dû les arranger, ces fleurs… »

La comtesse, suivie de son mari, traversa son boudoir, ouvrit la porte qui donnait sur la galerie de la bibliothèque et descendit la quinzaine de marches de l’escalier. Leurs invités les attendaient.

La pièce, circulaire et de grandes dimensions, s’ornait de rayons que recouvraient des milliers de livres à belles reliures de cuir fauve. Une seule fenêtre, mais très large, dominait de deux ou trois mètres l’immense pelouse qui s’allongeait jusqu’à la rivière. Il n’y avait également qu’une porte à l’opposé, celle qui livrait passage vers les salons et la salle à manger.

Les deux battants en furent poussés presque aussitôt par le maître d’hôtel. D’Orsacq le prit à part, tandis que sa femme et les invités allaient à table, et lui dit :

« Comment se fait-il, Ravenot, que ce placard soit toujours entrebâillé ?

— C’est de la faute de la serrure, monsieur le comte, le serrurier doit venir demain.

— Vous y veillerez, n’est-ce pas ? En attendant, laissez ce fauteuil tout contre. »

Le dîner fut très gai. Autour de la table, outre les châtelains, il y avait deux vieux garçons, Boisgenêt et Vanol, amis intimes, qui ne cessaient de se quereller, Boisgenêt avec esprit et bonne humeur, Vanol avec amertume et colère, et deux ménages, les Debrioux et les Bresson.

Les Debrioux parlaient peu ; lui, Bernard, d’aspect timide, effacé, avec une expression inquiète et tourmentée ; elle, Christiane, très belle, de visage passionné sous ses cheveux blonds ondulés, tour à tour souriante et grave, attentive et distraite, amusée et songeuse, assez énigmatique. En revanche, le jeune couple Bresson semblait ignorer le silence.

C’étaient des boute-en-train, par profession, par goût et par nécessité. Avides de luxe, courant les invitations, ils payaient leur écot à force de rires, de clameurs, d’espiègleries et d’inventions plus ou moins cocasses.

Comme à l’ordinaire, Lucienne d’Orsacq somnolait, absente, n’écoutant rien de ce qui se disait, mangeant à peine, toute aux flacons de pilules et aux boîtes de cachets qui s’amoncelaient devant