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LE RAYON B
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même sol desséché, sur les mêmes figures barbares de soldats, sur les mêmes physionomies de femmes désolées.

Lorsqu’une dernière vision nous montra son corps décharné et rigide, et sa douce tête ravagée où les yeux agrandis nous parurent immenses, la foule entière se leva, des hommes et des femmes tombèrent à genoux, et, dans le grand silence tout frissonnant de prières, les bras se tendaient éperdûment vers le Dieu qui expirait.

De telles scènes ne peuvent être comprises de ceux qui ne les ont point vues. On n’en retrouvera pas plus le relief dans les pages où je les raconte, que je ne l’y retrouve dans les journaux de l’époque. Ceux-ci accumulèrent des épithètes, des exclamations et des apostrophes, qui ne donnent aucune idée de ce que fut l’intense réalité. Par contre, tous les articles mettent bien en évidence la vérité essentielle qui se dégage des deux films de cette journée, et, fort justement, déclarent que le second explique et complète le premier. Là-bas aussi, chez nos frères lointains, un Dieu fut livré aux horreurs du supplice, et, par le rapprochement des deux événements, ils ont voulu nous dire qu’ils étaient animés comme nous d’une foi religieuse et d’aspirations idéales. Ainsi nous avaient-ils montré, par la mort d’un de leurs chefs et par la mort d’un de nos rois, qu’ils avaient connu les mêmes secousses politiques. Ainsi nous avaient-ils appris par les visions amoureuses qu’ils s’inclinaient comme nous devant la puissance de l’Amour. Donc, mêmes étapes de civilisation, mêmes efforts de croyance, mêmes instincts, mêmes sentiments…

Comment des messages aussi positifs, aussi passionnants, n’auraient-ils point exaspéré, le lendemain, notre désir d’en savoir davantage et de correspondre d’une façon plus intime ? Comment ne point penser aux questions qu’il était possible de poser, et aux problèmes qui seraient élucidés, problèmes du passé et de l’avenir, problèmes de civilisation, problèmes de destinée !

Mais la même incertitude demeurait en nous, plus vive que la veille. Qu’allait-il advenir du secret de Noël Dorgeroux ? La situation était celle-ci : Massignac acceptait les dix millions qu’on lui offrait, mais à la condition que cet argent lui fût versé aussitôt après la séance, et qu’on lui remit un sauf-conduit pour l’Amérique. Or, bien que l’enquête commencée à Toulouse confirmât les accusations portées contre lui par la femme de ménage, on affirmait que le pacte était sur le point d’être conclu, tellement l’importance du secret de Noël Dorgeroux dépassait toutes les considérations ordinaires de justice et de châtiment. Placé en face d’un état de choses qui ne pouvait se prolonger, le gouvernement cédait, mais en contraignant Massignac à vendre le secret sous peine d’arrestation immédiate, et en postant autour de lui des hommes chargés de lui mettre la main au collet à la moindre incartade. Quand le rideau de fer se releva, douze agents de police remplaçaient les huissiers.

Et alors commença une séance à laquelle les circonstances donnaient une telle gravité, et qui fut par elle-même si poignante et si implacable.

Ainsi que les autres fois, nous ne saisîmes pas d’abord la signification qu’on voulait donner aux scènes projetées, et qui défilèrent assez rapidement, comme les scènes amoureuses représentées l’avant-veille.

Il n’y eut pas la vision initiale des Trois-Yeux. Tout de suite ce fut la réalité. Au milieu d’un jardin, une femme était assise, jeune, belle, habillée à la mode de 1830. Elle travaillait à une tapisserie tendue sur un métier, et parfois levait les yeux pour regarder avec tendresse une toute petite fille qui jouait près d’elle. La mère et l’enfant se souriaient. L’enfant quittait ses pâtés de sable et venait embrasser sa mère.

Rien d’autre que cela pendant quelques minutes, un tableau calme de vie humaine. Puis, derrière la mère, à une douzaine de pas, un haut rideau de