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JE SAIS TOUT

idée nouvelle, aucun fait nouveau, ne pouvait passer à ma portée sans être recueilli instantanément par moi.

« C’est ce qui arriva. Le fait nouveau, ce fut le spectacle affolant et décevant des Formes grotesques. Je n’en tirai pas tout de suite la conclusion qu’il portait en lui, ou du moins je n’en eus pas conscience. Mais ma sensibilité s’éveilla. Ces êtres armés de trois bras se relièrent dans mon esprit à l’énigme initiale des Trois Yeux. Si je ne compris pas encore, je pressentis ; si je ne sus point, je devinai que j’allais savoir. La porte s’entr’ouvrait. L’aube palpitait.

« Quelques minutes plus tard, on s’en souvient, c’était la vision sinistre d’une charrette portant deux gendarmes, un prêtre, et un roi que l’on conduisait au dernier supplice. Vision morcelée, hachée, confuse, qui s’interrompait pour reprendre et cesser de nouveau. Pourquoi ? Car enfin la chose était anormale. Jusqu’ici, nous le savons, et M. Victorien Beaugrand nous l’avait affirmé, jusqu’ici toujours des images admirablement nettes. Et, tout à coup, des images hésitantes, désordonnées, faibles, presque invisibles par moments. Pourquoi ?

« À cette minute solennelle, il n’y avait pas d’autre pensée légitime que celle-là. L’horreur et l’étrangeté du spectacle ne comptaient plus. Pourquoi techniquement était-ce un mauvais spectacle ? Pourquoi la machine impeccable, qui jusqu’ici avait fonctionné dans un ordre parfait, se déclenchait-elle subitement ? Qu’était-ce que le grain de sable qui la détraquait ?

« Vraiment le problème se posait à moi avec une simplicité qui me bouleversait. Nous avions en face de nous des images cinématographiques. Ces images cinématographiques ne sortaient pas du mur lui-même. Elles ne provenaient d’aucun endroit de l’amphithéâtre. Alors d’où étaient-elles projetées ? Quel obstacle s’opposait à leur libre projection ?

« Instinctivement, je fis le seul geste qu’il y avait à faire, le geste qu’aurait fait un enfant à qui l’on eût adressé cette question élémentaire : je levai les yeux au ciel. Il était absolument pur. Un immense ciel vide.

« Pur et vide, oui, mais dans la partie que mes yeux pouvaient interroger. En était-il ainsi dans la partie que l’enceinte supérieure de l’amphithéâtre m’empêchait de voir ? Rien qu’à prononcer les mots qui composent cette interrogation, je défaillis d’angoisse. Elle portait en elle la formidable vérité. Il suffisait qu’elle eût été prononcée pour que rien ne subsistât du grand mystère.

« Les jambes tremblantes, les battements de mon cœur suspendus, je montai jusqu’au faîte de l’amphithéâtre et regardai l’horizon.

« Là-bas, vers le couchant, de légers nuages flottaient… »

V

Massignac et Velmont.

« Des nuages flottaient… des nuages flottaient… »

Cette phrase du mémoire, que je répétai machinalement tout en essayant de déchiffrer celle qui suivait, fut la dernière que je pus lire. La nuit venait rapidement. Mes yeux, épuisés par une lecture incommode, luttaient en vain contre l’ombre envahissante, et se refusaient subitement à tout effort nouveau.

D’ailleurs, Velmot se leva peu après et s’approcha de la berge. L’heure de l’action avait sonné. De quelle action ? Je ne me le demandais pas. Depuis le début de ma captivité, aucune crainte personnelle ne m’assiégeait, bien que Velmot eut parlé d’un entretien un peu brutal qu’il comptait m’imposer. Mais le grand secret de l’Enclos continuait à dominer ma pensée, à tel point que les événements n’avaient de prise sur moi que dans la mesure où ils servaient ou desservaient la cause de Noël Dorgeroux. Or voilà que quelqu’un connaissait la vérité, et voilà que le monde était en train de l’apprendre ! Comment me serais-je inquiété d’autre chose ? Et qu’est-ce qui pouvait m’intéresser qui ne