Page:Leblanc - Les Dents du Tigre, paru dans Le Journal, du 31 août au 30 octobre 1920.djvu/305

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— Quoi qu’il en soit, elles me sauvèrent, les coquines, et leur aide ne m’abandonna plus. Mes quarante-deux Berbères, privés d’armes, tremblants d’effroi dans ces solitudes où tout est piège et où la mort vous guette à chaque minute, se groupèrent autour de moi comme autour de leur véritable protecteur. Quand nous rejoignîmes l’importante tribu à laquelle ils appartenaient, j’étais vraiment leur chef. Et il ne me fallut pas trois mois de périls affrontés en commun, d’embuscades déjouées par mes conseils, de pillages et de razzias opérés sous ma direction, pour que je fusse aussi le chef de la tribu entière. Je parlais leur langue, je pratiquais leur religion, je portais leur costume, je me confondais à leurs mœurs — hélas ! n’avais-je pas cinq femmes ? Dès lors mon rêve devint possible. J’envoyai en France un de mes plus fidèles partisans avec soixante lettres qu’il devait remettre à soixante destinataires dont il apprit par cœur les noms et les adresses… Ces soixante destinataires étaient soixante camarades qu’Arsène Lupin avait licenciés avant de se jeter du haut des falaises de Capri. Tous s’étaient retirés des affaires, avec une somme liquide de cent mille francs, un petit fonds de commerce ou une ferme à exploiter. J’avais doté les uns d’un bureau de tabac, les autres d’une place de gardien de square public, d’autres d’une sinécure dans un ministère. Bref, c’étaient d’honnêtes bourgeois. À tous, fonctionnaires, fermiers, conseillers municipaux, épiciers, notables, sacristains d’église, à tous j’écrivis la même lettre, fis la même offre, et donnai, en cas d’acceptation, les mêmes instructions.

» Monsieur le président, je pensais que sur les soixante, dix ou quinze au plus me rejoindraient ; il en vint soixante, monsieur le président ! Soixante, pas un de moins. Soixante furent exacts au rendez-vous que j’avais donné. Au jour fixé, à l’heure dite, mon ancien croiseur de guerre, le Quo-non-descendam ? racheté par eux, mouillait à l’embouchure du Wady Draa, sur la côte de l’Atlantique, entre le cap Noun et le cap Juby. Deux chaloupes firent la navette pour débarquer mes amis et le matériel de guerre qu’ils avaient apporté, munitions, fournitures de campement, mitrailleuses, canots automobiles, vivres, conserves, marchandises, verroterie, caisses d’or aussi ! Car mes soixante fidèles avaient tenu à réaliser leur part des anciens bénéfices et à jeter dans l’aventure nouvelle