Page:Leblanc - Les Heures de mystère, paru dans Gil Blas, 1892-1896.djvu/37

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Enfin, il lisait, et, d’un bout à l’autre, il accompagnait sa lecture de remarques et d’exclamations : « Est-il bête !… » « Ah ! non, je refuse… » « Pour qui me prenez-vous, monsieur ?… » « Voilà un particulier qui ne manque pas d’intelligence… »

Cette expression revenait souvent, si bien que son orgueil grossit, alimenté par tant de louanges indirectes. La tournure des phrases l’émerveillait, et l’affluence des idées et la pompe des formules de politesse. Se haussant d’un degré, il entretint avec lui-même un commerce spirituel des plus transcendants. Il se consultait sur les questions palpitantes qui divisent l’humanité. Il se demandait son avis sur la peine de mort, sur le libre arbitre, sur le désarmement, sur le doute, sur les dogmes. Il s’exposait des cas de conscience : « Monsieur, ma femme me trompe… Dois-je la tromper, ou la tuer, ou la répudier ? » « Monsieur, j’ai trouvé un portefeuille. Qu’en faire ? » « Monsieur, la vie m’est à charge : admettez-vous le suicide ?… »

Il se regardait comme universel. Recettes de cuisine, placements de fortune, remèdes sanitaires, plans de voyage, combinaisons pour amoureux, rien ne l’embarrassait. Il était d’autant moins gêné que son manège consistait en interrogations et jamais en réponses.

Un jour, il s’écrivit une lettre anonyme. Et, en la recevant, il pesta, indigné : « Comment y a-t-il des gens assez lâches pour employer de telles manœuvres et pour ternir la réputation d’autrui, tout en gardant le masque ? »

Un autre jour, il se donna rendez-vous au pied de l’obélisque, à quatre heures. Et, durant deux heures, il s’attendit, en tirant sa montre avec impatience et en maugréant après le malotru qui le laissait se morfondre.