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Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/15

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— Soixante billets de mille francs que ce cousin avait reçus la veille en paiement d’une vieille dette.

— Votre mari le savait ?

— Oui. Le dimanche, son cousin le lui a dit au cours d’une conversation téléphonique, et Jacques insista pour que son cousin ne gardât pas chez lui une telle somme et la déposât dès le lendemain dans une banque.

— C’était le matin ?

— À une heure de l’après-midi. Jacques devait justement aller chez M. Guillaume avec sa motocyclette. Mais, assez fatigué, il le prévint qu’il ne sortirait pas. Il resta donc toute la journée ici.

— Seul ?

— Oui, seul. Les deux bonnes avaient congé. Moi, je me rendis dans un cinéma des Ternes avec maman et avec notre ami Dutreuil. Le soir, nous apprenions l’assassinat de M. Guillaume. Le lendemain matin, Jacques était arrêté.

— Sur quelles charges ?

La malheureuse hésita. Les charges devaient être écrasantes. Puis, sur un geste de Rénine, elle répliqua tout d’un trait :

— L’assassin s’est rendu à Saint-Cloud sur une motocyclette, et les traces relevées sont celles de la motocyclette de mon mari. On a retrouvé un mouchoir aux initiales de mon mari, et le revolver qui a servi lui appartenait. Enfin, un de nos voisins prétend qu’à trois heures il a vu mon mari sortir sur la motocyclette, et un autre l’a vu rentrer à quatre heures et demie. Or le crime a eu lieu à quatre heures.

— Et comment se défend Jacques Aubrieux ?

— Il affirme qu’il a dormi tout l’après-midi. Pendant ce temps quelqu’un est venu, a pu ouvrir la remise et a pris la motocyclette pour aller à Suresnes. Quant au mouchoir et au revolver, ils se trouvaient dans la sacoche. Rien d’étonnant à ce que l’assassin les ait utilisés.

— L’explication est plausible…

— Oui, mais la justice fait deux objections. D’abord, personne, absolument personne, ne savait que mon mari devait rester chez lui toute la journée, puisque, au contraire, il sortait à motocyclette tous les dimanches après-midi.

— Ensuite ?

La jeune femme rougit et murmura :

— Dans l’office de M. Guillaume, l’assassin a bu à même la moitié d’une bouteille de vin. Sur cette bouteille, on a relevé les empreintes des doigts de mon mari.

Il sembla qu’elle avait donné tout son effort, et qu’en même temps l’espoir inconscient qu’avait suscité en elle l’intervention de Rénine, s’évanouissait tout à coup devant l’accumulation des preuves. Elle retomba sur elle-même et s’absorba dans une sorte de rêverie silencieuse dont les soins affectueux d’Hortense ne purent la distraire.

La mère balbutia :

— Il est innocent, n’est-ce pas, monsieur ? Et on ne punit pas un innocent. On n’en a pas le droit. On n’a pas le droit de tuer ma fille. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que nous avons fait pour qu’on nous persécute ainsi ? Ma pauvre petite Madeleine…

— Elle se tuera, disait Dutreuil, d’une voix épouvantée. Jamais elle ne supportera l’idée qu’on guillotine Jacques. Tantôt… cette nuit… elle se tuera.

Rénine allait et venait dans la pièce.

— Vous ne pouvez rien faire pour elle, n’est-ce pas ? demanda Hortense.

— Il est onze heures et demie, répliqua-t-il d’un air soucieux… et c’est demain matin.

— Le croyez-vous coupable ?

— Je ne sais pas… je ne sais pas… La conviction de la malheureuse est une chose impressionnante et qu’on ne doit pas négliger. Quand deux êtres ont vécu côte à côte durant des années, ils ne peuvent guère se tromper l’un sur l’autre à ce point… Et cependant !…

Il s’étendit sur un canapé et alluma une cigarette. Il en fuma trois de suite sans que personne interrompît sa méditation. Parfois il regardait sa montre. Les minutes avaient tant d’importance !

À la fin, il retourna près de Madeleine Aubrieux, lui saisit les mains, et lui dit très doucement :

— Il ne faut pas vous tuer. Jusqu’à la dernière minute, rien n’est perdu, et je vous promets que, pour ma part, jusqu’à cette dernière minute je ne me découragerai pas. Mais j’ai besoin de votre calme et de votre confiance.

— Je serai calme, dit-elle, d’un air pitoyable.

— Et vous aurez confiance ?

— J’aurai confiance.

— Eh bien ! attendez-moi. D’ici deux heures, je serai de retour. Vous venez avec nous, monsieur Dutreuil ?

Au moment de monter dans l’auto, il demanda au jeune homme :

— Connaissez-vous un petit restaurant peu fréquenté, pas bien loin, dans Paris ?

— La brasserie Lutetia, au rez-de-chaussée de la maison où j’habite, place des Ternes.

— Parfait, cela nous sera très commode.

En route, ils parlèrent à peine. Rénine, cependant, interrogea Gaston Dutreuil.

— Autant que je m’en souvienne, on a les numéros des billets, n’est-ce pas ?

— Oui, le cousin Guillaume avait inscrit les soixante numéros sur son carnet.