Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/38

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— Non, non, dit Rénine, en frappant du pied, il n’est pas croyable que cet homme ait fait tout ce qu’il a fait pour arriver à un meurtre stupide. Il aura patienté. Il aura voulu prendre sa victime par les menaces, par la faim…

— Alors ?

— Cherchons.

— Comment ?

— Pour sortir de ce labyrinthe, nous avons un fil conducteur qui est l’intrigue même de la Princesse Heureuse. Suivons-le, en remontant de proche en proche, jusqu’au début. Dans le drame, l’homme des bois, pour amener la Princesse ici, a traversé la forêt après avoir ramé le long du fleuve. La Seine est à un kilomètre de distance. Descendons vers la Seine.

Il repartit. Il avançait sans hésitation, l’œil aux aguets, comme un bon chien de chasse que son flair guide sûrement. Suivis de loin par l’auto, ils gagnèrent un groupe de maisons, au bord de l’eau. Rénine alla droit à la maison du passeur et le questionna.

Dialogue rapide. Trois semaines auparavant, un lundi matin, cet homme avait constaté la disparition d’une de ses barques. Cette barque, il devait la retrouver dans la vase, une demi-lieue plus bas.

— Non loin d’une chaumière où l’on a fait du cinéma, cet été ? demanda Rénine.

— Oui.

— Et c’est là où nous sommes qu’on avait débarqué une femme enlevée ?

— Oui, la Princesse Heureuse ou plutôt madame Rose-Andrée à qui appartient ce qu’on appelle le Clos-Joli.

— La maison est ouverte en ce moment ?

— Non. La dame en est partie, il y a un mois, après avoir tout fermé.

— Pas de gardien ?

— Personne.

Rénine se retourna et dit à Hortense :

— Aucun doute. C’est la prison qu’il a choisie.

La chasse recommença. Ils suivirent tout le chemin de halage, le long de la Seine. Ils marchaient sans bruit sur le gazon des bas-côtés. Le chemin rejoignait la grande route, et il y avait des bois taillis, au sortir desquels ils aperçurent du haut d’un tertre le Clos-Joli, tout entouré de haies. Hortense et Rénine reconnurent la chaumière de la Princesse Heureuse. Les fenêtres étaient barricadées de volets et les sentiers déjà tapissés d’herbe.

Ils demeurèrent là plus d’une heure, blottis dans des fourrés. Le brigadier s’impatientait ; la jeune femme avait perdu confiance et ne croyait pas que le Clos-Joli pût servir de prison à sa sœur. Mais Rénine s’obstinait.

— Elle est là, vous dis-je. C’est mathématique. Il est impossible que Dalbrèque n’ait pas choisi cet endroit pour l’y tenir captive. Il espère ainsi, dans un milieu qu’elle connaît, la rendre plus docile.

Enfin, vis-à-vis d’eux, de l’autre côté du Clos, un pas se fit entendre, lent et assourdi. Une silhouette déboucha sur la route. À cette distance, on ne pouvait voir le visage. Mais la marche pesante, l’allure étaient bien celles de l’homme que Rénine et Hortense avaient vu sur le film. Ainsi, en vingt-quatre heures, sur les vagues indications que peut donner l’attitude d’un interprète, Serge Rénine aboutissait, par un simple raisonnement de psychologie, au cœur même du drame. Ce que le film avait suggéré, le film l’avait imposé à Dalbrèque. Dalbrèque avait agi dans la vie réelle comme dans la vie imaginaire du cinéma, et Rénine, remontant pas à pas le chemin que Dalbrèque remontait lui-même sous l’influence du film, arrivait au lieu même où l’homme des bois tenait emprisonnée la Princesse Heureuse.

Dalbrèque semblait vêtu comme un chemineau, de vêtements rapiécés et de loques. Il portait une besace d’où émergeaient le col d’une bouteille et l’extrémité d’une baguette de pain. Sur l’épaule, une hache de bûcheron.

Il trouva ouvert le cadenas de la barrière, pénétra dans le verger, et bientôt fut dissimulé par une ligne d’arbustes qui le conduisit vers l’autre façade de la maison.

Rénine saisit par le bras Morisseau qui voulait s’élancer.

— Mais pourquoi ? demanda Hortense. Il ne faut pas laisser entrer ce bandit… sans quoi…

— Et s’il a des complices ? Si l’éveil est donné ?

— Tant pis. Avant tout, sauvons ma sœur.

— Et si nous arrivons trop tard pour la défendre ? Dans sa rage, il peut la tuer d’un coup de hache.

Ils attendirent. Une heure encore s’écoula. L’inaction les irritait. Hortense pleurait par moments. Mais Rénine tint bon, et personne n’osait lui désobéir.

Le jour baissa. Déjà les premières ombres du crépuscule s’étendaient sur les