Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/47

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tion l’adversaire capitulerait. Il avait tellement lutté depuis quelques mois, et tellement souffert dans la retraite et dans le silence opiniâtre où il s’était réfugié, qu’il ne songeait pas à se défendre. Le pouvait-il d’ailleurs, maintenant qu’on avait pénétré dans l’intimité de son abominable existence ?

Rénine l’attaqua brusquement.

— Monsieur, dit-il, deux fois déjà, depuis la rupture, Geneviève Aymard a voulu se tuer. Je viens vous demander si sa mort inévitable et prochaine doit être le dénouement de votre amour ?

Jean-Louis s’écroula sur une chaise, et enfouit sa figure entre ses deux mains.

— Oh ! dit-il, elle a voulu se tuer… Oh ! est-ce possible !…

Rénine ne lui laissa point de répit. Il lui frappa l’épaule, et, se penchant :

— Soyez persuadé, monsieur, que vous avez intérêt à vous confier à nous. Nous sommes les amis de Geneviève Aymard. Nous lui avons promis notre assistance. N’hésitez pas, je vous en supplie…

Le jeune homme releva la tête.

— Puis-je hésiter, dit-il avec lassitude, après ce que vous m’avez révélé ? Le puis-je après ce que vous venez d’entendre ici tout à l’heure ? Mon existence, vous la devinez. Que me reste-t-il à vous dire pour que vous la connaissiez tout entière et pour que vous en rapportiez le secret à Geneviève…, ce secret ridicule et redoutable qui lui fera comprendre pourquoi je ne suis pas retourné près d’elle… et pourquoi je n’ai pas le droit d’y retourner.

Rénine jeta un coup d’œil à Hortense. Vingt-quatre heures après les aveux du père de Geneviève, il obtenait, par les mêmes procédés, les confidences de Jean-Louis. Toute l’aventure apparaissait, confessée par les deux hommes.

Jean-Louis avança un fauteuil pour Hortense. Rénine et lui s’assirent, et il prononça, sans qu’il fût besoin de le prier davantage, et comme s’il éprouvait même quelque soulagement à se confesser :

— Ne soyez pas trop étonné, monsieur, si je raconte mon histoire avec quelque ironie, car, en vérité, c’est une histoire franchement comique et qui ne peut manquer de vous faire rire. Le destin s’amuse souvent à jouer de ces tours imbéciles, de ces farces énormes que l’on dirait imaginées par un cerveau de fou ou par un ivrogne. Jugez-en.

« Il y a vingt-sept ans, le manoir d’Elseven, composé à cette époque du seul corps de logis principal, était habité par un vieux médecin qui, pour augmenter ses modiques ressources, recevait parfois un ou deux pensionnaires. C’est ainsi qu’une année Mme d’Ormival passa ici l’été, et Mme Vaubois l’été suivant. Or, ces deux dames qui ne se connaissaient pas d’ailleurs, dont l’une était mariée à un capitaine au long cours breton, et l’autre à un voyageur de commerce vendéen, perdirent en même temps leurs maris, et cela à une époque où toutes deux étaient enceintes. Et comme elles demeuraient à la campagne, dans des endroits éloignés de tout centre, elles écrivirent au docteur qu’elles viendraient chez lui pour y faire leurs couches.

« Il accepta. Elles arrivèrent presque en même temps, à l’automne. Deux petites chambres, situées derrière cette salle, les attendaient. Le docteur avait engagé une garde qui couchait ici même. Tout allait pour le mieux. Ces dames achevaient les layettes et s’entendaient parfaitement. Résolues à n’avoir que des fils, elles leur avaient choisi ces noms : Jean et Louis.

« Or, un soir, le docteur, appelé en consultation, partit dans son cabriolet avec le domestique, en annonçant qu’il ne pourrait revenir que le lendemain. Le maître absent, une fillette, qui servait de bonne, s’en alla rejoindre son amoureux. Autant de hasards dont le destin profita avec une méchanceté diabolique. Vers minuit, Mme d’Ormival ressentit les premières douleurs. La garde, Mlle Boussignol, laquelle était un peu sage-femme, ne perdit pas la tête. Mais, une heure après, ce fut le tour de Mme Vaubois et le drame, disons plutôt la tragi-comédie, se déroula parmi les cris et les gémissements des deux patientes, dans l’agitation effarée de la garde qui courait de l’une à l’autre, se lamentait, ouvrait la fenêtre pour appeler le docteur, ou se jetait à genoux pour implorer la Providence.

« La première, Mme Vaubois mit au monde un garçon que Mlle Boussignol apporta en hâte dans cette salle, qu’elle soigna, lava et déposa au creux du berceau qui lui était réservé.

« Mais Mme d’Ormival poussait des hurlements de douleur, et la garde dut s’employer aussi auprès d’elle, tandis que le nouveau-né s’épuisait en cris de bête qu’on égorge, et que la mère, terrifiée, clouée au lit de sa chambre, s’évanouissait.

« Ajoutez à cela toutes les misères du désordre et de l’obscurité, l’unique lampe où il n’y a plus de pétrole, les bougies qui s’éteignent, le bruit du vent, le piaulement des chouettes, et vous comprendrez que Mlle Boussignol était folle d’épouvante. Enfin, à cinq heures, après des incidents tragiques, elle apportait ici le petit d’Ormival, un garçon également, le soignait, le lavait, l’étendait dans son berceau et repartait au secours de Mme Vaubois qui, revenue à elle, vociférait, puis de Mme d’Ormival qui, à son tour, perdait connaissance.