Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/61

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Il avait hâte d’éconduire ce visiteur indiscret, et il fit le geste de lui montrer la porte, mais il eut comme un étourdissement, but un second verre d’eau et se rassit. Son visage était décomposé.

Rénine le regarda quelques secondes, comme on regarde un adversaire défaillant, qu’il n’est plus besoin que d’achever, et, s’asseyant près de lui, il le saisit brusquement par le bras.

— Monsieur le gouverneur, si vous ne parlez pas, Hortense Daniel sera la septième victime.

— Je n’ai rien à dire, monsieur ! Que voulez-vous que je sache ?

— La vérité. Mes explications vous l’ont fait connaître. Votre détresse, votre épouvante m’en sont des preuves certaines. Je venais à vous comme à un collaborateur. Or, par une chance inespérée, c’est un guide que je découvre. Ne perdons pas de temps.

— Mais, enfin, monsieur, si je savais, pourquoi me tairais-je ?

— Par peur du scandale. Il y a dans votre vie, j’en ai l’intuition profonde, quelque chose que vous êtes contraint de cacher. La vérité qui vous est apparue brusquement sur le drame monstrueux, cette vérité, si elle est connue, pour vous, c’est le déshonneur, la honte… et vous reculez devant votre devoir.

M. de Lourtier ne répondait plus. Rénine se pencha sur lui et, les yeux dans les yeux, murmura :

— Il n’y aura pas de scandale. Moi seul au monde saurai ce qui s’est passé. Et j’ai autant d’intérêt que vous à ne pas attirer l’attention, puisque j’aime Hortense Daniel et que je ne veux pas que son nom soit mêlé à cette histoire affreuse.

Ils restèrent une ou deux minutes l’un en face de l’autre. Rénine avait pris un visage dur. M. de Lourtier sentit que rien ne le fléchirait si les paroles nécessaires n’étaient pas prononcées, mais il ne pouvait pas.

— Vous vous trompez… Vous avez cru voir des choses qui ne sont pas.

Rénine eut la conviction soudaine et terrifiante que si cet homme se renfermait stupidement dans son silence, c’en était fini d’Hortense Daniel, et sa rage fut telle de penser que le mot de l’énigme était là, comme un objet à portée de sa main, qu’il empoigna M. de Lourtier à la gorge et le renversa.

— Assez de mensonges ! La vie d’une femme est en jeu ! Parlez, et parlez tout de suite… Sinon…

M. de Lourtier était à bout de forces. Toute résistance était impossible. Non pas que l’agression de Rénine lui fît peur et qu’il cédât à cet acte de violence, mais il se sentait écrasé par cette volonté indomptable qui semblait n’admettre aucun obstacle, et il balbutia :

— Vous avez raison. Mon devoir est de tout dire, quoi qu’il puisse arriver.

— Il n’arrivera rien, j’en prends l’engagement, mais à condition que vous sauviez Hortense Daniel. Une seconde d’hésitation peut tout perdre. Parlez. Pas de détails. Des faits.

Alors, les deux coudes appuyés à son bureau, les mains autour de son front, M. de Lourtier prononça, sur le ton d’une confidence qu’il essayait de faire aussi brièvement que possible :

Mme de Lourtier n’est pas ma femme. Celle qui seule a le droit de porter mon nom, celle-là, je l’ai épousée quand j’étais jeune fonctionnaire aux colonies. C’était une femme assez bizarre, de cerveau un peu faible, soumise jusqu’à l’invraisemblance à ses manies et à ses impulsions. Nous eûmes deux enfants, deux jumeaux qu’elle adora, et auprès de qui elle eût trouvé sans doute l’équilibre et la santé morale, lorsque, par un accident stupide — une voiture qui passait — ils furent écrasés sous ses yeux. La malheureuse devint folle… de cette folie silencieuse et discrète que vous évoquiez. Quelque temps après, nommé dans une ville d’Algérie, je l’amenai en France et la confiai à une brave créature qui m’avait élevé. Deux ans plus tard, je faisais connaissance de celle qui fait la joie de ma vie. Vous l’avez vue tout à l’heure. Elle est la mère de mes enfants et elle passe pour ma femme. Vais-je la sacrifier ? Toute notre existence va-t-elle sombrer dans l’horreur, et faut-il que notre nom soit associé à ce drame de folie et de sang ?

Rénine réfléchit et demanda :

— Comment s’appelle-t-elle, l’autre ?

— Hermance.

— Hermance… Toujours les initiales… toujours les huit lettres.

— C’est cela qui m’a éclairé tout à l’heure, fit M. de Lourtier. Quand vous avez rapproché les noms les uns des autres, aussitôt j’ai pensé que la malheureuse s’appelait Hermance, qu’elle était folle… et toutes les preuves me sont venues à l’esprit.

— Mais si nous comprenons le choix des victimes, comment expliquer le meurtre ? En quoi donc consiste sa folie ? Souffre-t-elle ?

— Elle ne souffre pas trop actuellement. Mais elle a souffert de la plus effroyable souffrance qui soit : depuis l’instant où ses deux enfants ont été écrasés sous ses yeux, l’image affreuse de cette mort était devant elle, nuit et jour, sans une seconde d’interruption, puisqu’elle ne dormait pas une seule seconde. Songez à ce supplice ! voir ses enfants mourir durant toutes les heures des longues journées et toutes les heures des nuits interminables !