Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/66

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« Toute confuse d’être ainsi apostrophée, la jeune femme rougit, tandis que son mari bougonnait :

« — Vous feriez mieux de tenir votre langue, mon père. Il y a des choses qu’on ne dit pas tout haut.

« — Les choses qui tiennent à l’honneur, ça se règle en public, riposta le vieux. Pour moi, l’honneur des de Gorne, ça passe avant tout, et c’est pas ce godelureau-là, avec ses airs de Parisien…

« Il s’arrêta net. En face de lui, quelqu’un qui venait d’entrer paraissait attendre la fin de la phrase. C’était un grand gars solide, en costume de cheval, la cravache à la main, et dont la physionomie énergique, un peu dure, était animée par de beaux yeux qui souriaient ironiquement.

« — Jérôme Vignal, souffla ma cousine.

« Le jeune homme ne semblait nullement embarrassé. Apercevant Natalie, il la salua profondément, et, comme Mathias de Gorne avançait d’un pas vers lui, il le dévisagea, ayant l’air de dire :

« — Eh bien ! et puis après ?

« Et l’attitude était si insolente que les de Gorne détachèrent leurs fusils et les empoignèrent à deux mains comme des chasseurs à l’affût. Le fils avait un regard féroce.

« Jérôme demeura impassible sous la menace. Puis au bout de quelques secondes, s’adressant à l’aubergiste :

« — Dites donc, j’étais venu pour voir le père Vasseur. Mais son échoppe est fermée. Vous voudrez bien lui donner la gaine de mon revolver qui est décousue, n’est-ce pas ?

« Il tendit la gaine à l’aubergiste et ajouta en riant :

« — Je garde le revolver au cas où j’en aurais besoin. Sait-on jamais ?

« Puis, toujours impassible, il choisit une cigarette dans un étui d’argent, l’alluma au feu de son briquet, et sortit. Par la fenêtre, on le vit qui sautait sur son cheval et qui s’éloignait au petit trot.

« — Crebleu de bon sang ! jura le vieux de Gorne, en avalant un verre de cognac.

« Son fils lui colla la main sur la bouche et le contraignit à s’asseoir. Près d’eux, Natalie de Gorne pleurait…

« Voilà, cher ami, mon histoire. Comme vous le voyez, elle n’est pas palpitante, et ne mérite pas votre attention. Rien de mystérieux là-dedans. Aucun rôle à jouer pour vous. Et j’insiste même, particulièrement, pour que vous ne cherchiez pas là le prétexte d’une intervention qui serait tout à fait inopportune. Évidemment, j’aurais grand plaisir à ce que cette malheureuse femme qui, paraît-il, est une vraie martyre, soit protégée. Mais, je vous le répète, laissons les autres se débrouiller, et restons-en là de nos petites expériences… »

Rénine acheva la lettre, la relut, et conclut :

— Allons, tout est prêt pour le mieux. On ne veut plus continuer nos petites expériences parce que nous en sommes à la septième, et qu’on a peur de la huitième qui, d’après notre pacte, a une signification toute spéciale. On ne veut plus… tout en voulant… sans avoir l’air de vouloir.

Il se frotta les mains. Cette lettre lui apportait un témoignage précieux de l’influence que, peu à peu, doucement et patiemment, il avait prise sur la jeune femme. C’était un sentiment assez complexe, où il y avait de l’admiration, une confiance sans bornes, de l’inquiétude parfois, de la crainte et presque de l’effroi, mais de l’amour aussi, il en avait la conviction. Compagne d’aventures auxquelles elle participait avec une camaraderie qui excluait toute gêne entre eux, voilà qu’elle avait peur soudain, et qu’une sorte de pudeur, mêlée de coquetterie, la poussait à se dérober.

Le soir même, qui était un soir de dimanche, Rénine prenait le train.

Et, au petit matin, après avoir parcouru en diligence, sur un chemin tout blanc de neige, les deux lieues qui séparaient la petite ville de Pompignat où il descendit, du village de Bassicourt, il apprit que son voyage pourrait avoir quelque utilité : la nuit, on avait entendu trois coups de feu dans la direction du Manoir-au-Puits.


— Le dieu de l’amour et du hasard me favorise, se dit-il. S’il y a eu conflit entre le mari et l’amoureux, j’arrive à temps.

— Trois coups de feu, brigadier. Je les ai entendus comme je vous vois, déclarait un paysan que les gendarmes interrogeaient dans la salle de l’auberge, où Rénine était entré.

— Moi aussi, dit le garçon d’auberge. Trois coups de feu… Il était peut-être minuit. La neige qui tombait depuis neuf heures, avait cessé… et ça a retenti dans la plaine tout à la suite… pan, pan, pan.

Cinq autres paysans encore témoignèrent. Le brigadier et ses hommes, eux, n’avaient rien entendu, la gendarmerie tournant le dos à la plaine. Mais il survint un valet de ferme et une femme, qui se dirent au service de Mathias de Gorne, et qui, en congé depuis l’avant-veille à cause