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— Oui, vous m’avez raconté avec un grand accent de sincérité une suite de faits que je suis tout disposé à admettre. Malheureusement, vous oubliez un point d’une importance capitale : qu’est devenu Mathias de Gorne ? Vous l’avez attaché dans cette pièce. Or, ce matin, il n’y était pas, dans cette pièce.

— Naturellement, monsieur le substitut. Mathias de Gorne, acceptant, en fin de compte, le marché, s’en est allé.

— Par où ?

— Sans doute par le chemin qui conduit chez son père.

— Où sont les empreintes de ses pas ? Cette nappe de neige qui nous entoure est un témoin impartial. Après votre duel avec lui, on vous voit, sur la neige, vous éloigner. Pourquoi ne le voit-on pas, lui ? Il est venu, et il n’est pas reparti : où se trouve-t-il ? Aucune trace. Ou plutôt…

Le substitut baissa la voix :

— Ou plutôt, si, quelques traces sur le chemin du puits, et autour du puits… quelques traces qui prouvent que la lutte suprême a eu lieu là… Et après, rien… plus rien…

Jérôme haussa les épaules.

— Vous m’avez déjà parlé de cela, monsieur le substitut, et, cela, c’est une accusation de meurtre contre moi. Je n’y répondrai point.

— Me répondrez-vous sur le fait qu’on a ramassé votre revolver à vingt mètres du puits ?

— Pas davantage.

— Et sur l’étrange coïncidence de ces trois coups de feu entendus dans la nuit, et de ces trois balles qui manquent à votre revolver ?

— Non, monsieur le substitut. Il n’y a pas eu, comme vous le croyez, de lutte suprême auprès du puits, puisque j’ai laissé M. de Gorne attaché dans cette pièce et que j’ai laissé également mon revolver. Et, d’autre part, si l’on a entendu des coups de feu, ils ne furent pas tirés par moi.

— Coïncidences fortuites, alors ?

— C’est à la justice de les expliquer. Mon unique devoir est de dire la vérité, et vous n’avez pas le droit de m’en demander davantage.

— Si cette vérité est contraire aux faits observés ?

— C’est que les faits ont tort, monsieur le substitut.

— Soit. Mais, jusqu’au jour où la justice pourra les mettre d’accord avec vos assertions, vous comprendrez l’obligation où je suis de vous garder à la disposition du Parquet.

— Et Mme de Gorne ? demanda Jérôme anxieusement.

Le substitut ne répondit pas. Il s’entretint avec le commissaire, puis avec un des agents, auquel il donna l’ordre de faire avancer une des deux automobiles. Ensuite, il se tourna vers Natalie.

Madame, vous avez entendu la déposition de M. Vignal. Elle concorde absolument avec la vôtre. En particulier, M. Vignal affirme que vous étiez évanouie quand il vous a emportée. Mais cet évanouissement a-t-il persisté durant le trajet ?

On eût dit que le sang-froid de Jérôme avait encore affermi l’assurance de la jeune femme. Elle répliqua :

— Je ne me suis réveillée qu’au château, monsieur.

— C’est bien extraordinaire. Vous n’avez pas entendu les trois détonations que presque tout le village a entendues ?

— Je ne les ai pas entendues.

— Et vous n’avez rien vu de ce qui s’est passé près du puits ?

— Il ne s’est rien passé, puisque Jérôme Vignal l’affirme.

— Alors, qu’est devenu votre mari ?

— Je l’ignore.

— Voyons, madame, vous devriez pourtant aider la justice et nous faire part tout au moins de vos suppositions. Croyez-vous qu’il y ait eu accident, et que M. de Gorne, qui avait vu son père et qui avait bu plus que de coutume, ait pu perdre l’équilibre et tomber dans le puits ?

— Quand mon mari est rentré de chez son père, il n’était nullement en état d’ivresse.

— Son père l’a déclaré cependant. Son père et lui avaient bu deux ou trois bouteilles de vin.

— Son père se trompe.

— Mais la neige ne se trompe pas, madame, fit le substitut avec irritation. Or les traces de pas sont toutes sinueuses.

— Mon mari est rentré à huit heures et demie, monsieur, avant la chute de la neige.

Le substitut frappa du poing…

— Mais enfin, madame, vous parlez contre l’évidence même !… Cette nappe de neige est impartiale !… Que vous soyez en contradiction avec ce qui ne peut pas être contrôlé, je l’admets ! Mais cela, des pas dans la neige… dans la neige…

Il se contint.

L’automobile arrivait devant les fenê-