Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/76

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


VIII

« Au dieu Mercure »


À Madame Daniel, à La Roncière, par Bassicourt,
le 30 novembre.


« Amie très chère,

« Deux semaines encore sans lettre de vous. Je n’espère plus en recevoir avant cette date fâcheuse du 5 décembre à laquelle nous avons fixé le terme de notre association, et j’ai hâte d’y arriver, puisque vous serez alors affranchie d’un contrat qui paraît ne plus avoir votre agrément. Pour moi les sept batailles que nous avons livrées ensemble, et gagnées, furent un temps de joie infinie et d’exaltation. Je vivais près de vous. Je sentais tout le bien que vous faisait cette existence plus active et plus émouvante. Mon bonheur était tel que je n’osais pas vous en parler et vous laisser voir de mes sentiments secrets autre chose que mon désir de vous plaire et mon dévouement passionné. Aujourd’hui, chère amie, vous ne voulez plus de votre compagnon d’armes. Que votre volonté soit faite !

« Mais si je m’incline devant cet arrêt, me permettrez-vous de vous rappeler en quoi j’ai toujours pensé que consisterait notre dernière aventure, et quel but se proposerait notre effort suprême ? Me permettez-vous de répéter vos paroles, dont pas une, depuis, ne s’est effacée de ma mémoire ?

« — J’exige, avez-vous dit, que vous me rendiez une agrafe de corsage ancienne, composée d’une cornaline sertie dans une monture de filigrane. Je la tenais de ma mère, et personne n’ignorait qu’elle lui avait porté bonheur et qu’elle me portait bonheur. Depuis qu’elle a disparu du coffret où elle était enfermée, je suis malheureuse. Rendez-la-moi, monsieur le bon génie.

« Et, comme je vous interrogeais sur l’époque où cette agrafe avait disparu, vous avez répliqué en riant :

« — Il y a six ou sept ans, ou huit… je ne sais trop… je ne sais pas comment… je ne sais rien…

« C’était plutôt, n’est-ce pas, un défi que vous me jetiez, et vous me posiez cette condition afin qu’il me fût impossible d’y satisfaire. Cependant, j’ai promis et je voudrais tenir ma promesse. Ce que j’ai tenté pour vous montrer la vie sous un jour plus favorable me semblerait inutile, s’il manquait à votre sécurité ce talisman auquel vous attachez du prix. Ne rions pas de ces petites superstitions. Elles sont bien souvent le principe de nos actes les meilleurs.

« Chère amie, si vous m’aviez aidé, une fois de plus c’était la victoire. Seul, et pressé par l’approche de la date, j’ai échoué, non toutefois sans mettre les choses en un tel état que l’entreprise, si vous voulez la poursuivre, de votre côté, a les plus grandes chances de réussir.

« Et vous la poursuivrez, n’est-ce pas ? Nous avons pris vis-à-vis de nous-mêmes un engagement auquel nous devons faire honneur. Dans un temps déterminé, il faut que nous inscrivions au livre de notre existence huit belles histoires, où nous aurons mis de l’énergie, de la logique, de la persévérance, quelque subtilité, et parfois un peu d’héroïsme. Voici la huitième. À vous d’agir pour qu’elle prenne sa place le 5 décembre avant que sonne la huitième heure du soir au cadran de l’horloge.

« Et ce jour-là, vous agirez de la façon que je vais vous dire.

« Tout d’abord — et surtout, mon amie, ne taxez pas mes instructions de fantaisistes, chacune d’elles est une condition indispensable du succès — tout d’abord, vous couperez dans le jardin de votre cousine, où j’ai vu qu’il y en avait, trois brins de jonc bien minces, que vous tresserez ensemble, et que vous lierez aux deux bouts de manière à former une cravache rustique, comme un fouet d’enfant.

« À Paris vous achèterez un collier de boules de jais, taillées à facettes, et vous le raccourcirez de telle sorte qu’il se compose de soixante-quinze boules, à peu près égales.

« Sous votre manteau d’hiver, vous aurez une robe de laine bleue. Comme chapeau, une toque ornée de feuillage roux. Au cou, un boa de plumes de coq. Pas de gants. Pas de bagues.

« L’après-midi, vous vous ferez conduire, par la rive gauche, jusqu’à l’église Saint-Étienne-du-Mont. À quatre heures, exactement, il y aura, devant le bénitier de cette église, une vieille femme vêtue de noir, en train d’égrener un chapelet d’argent. Elle vous offrira de l’eau bénite. Vous lui donnerez votre collier, dont elle comptera les boules et qu’elle vous rendra. En suite de quoi, vous marcherez derrière elle, vous traverserez un bras de la Seine, et elle vous conduira dans une rue déserte de l’île Saint-Louis, devant une maison où vous entrerez seule.

« Au rez-de-chaussée de cette maison, vous trouverez un homme encore jeune, de teint très mat, à qui vous direz, après avoir enlevé votre manteau :

« — Je viens chercher mon agrafe de corsage.

« Ne vous étonnez pas de son trouble ni de son effroi. Restez calme en sa présence.