Page:Leblanc - Les Huit Coups de l’horloge, paru dans Excelsior, 1922-1923.djvu/84

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Quelle admirable chose qu’une ligne harmonieuse ! La couleur m’exalte moins que la ligne, la proportion, la symétrie, et tout ce qu’il y a de merveilleux dans la forme. Ainsi, chère amie, la couleur de vos yeux bleus, la couleur de vos cheveux fauves, je les aime. Mais ce qui m’émeut, c’est l’ovale de votre visage, c’est la courbe de votre nuque et de vos épaules. Regardez cette statuette. Pancardi a raison : c’est l’œuvre d’un grand artiste. Les jambes sont à la fois fines et solidement musclées, toute la silhouette donne l’impression de l’élan et de la rapidité. C’est très bien. Une seule faute, cependant, très légère, et que vous n’avez peut-être pas remarquée.

— Si, si, affirma Hortense. Elle m’a frappée dès que j’ai vu l’enseigne, dehors. Vous voulez parler, n’est-ce pas, de cette espèce de déséquilibre ? Le dieu est trop penché sur la jambe qui le porte. On croirait qu’il va tomber en avant.

— Tous mes compliments, dit Rénine. La faute est imperceptible, et il faut un œil exercé pour s’en apercevoir. Mais, en effet, logiquement, le poids du corps devrait l’emporter, et logiquement, selon les lois de la matière, le petit dieu devrait piquer une tête.

Après un silence, il reprit :

— J’ai remarqué ce défaut depuis le premier jour. Comment n’en ai-je pas, alors, tiré de conclusions ? J’ai été choqué parce qu’on avait péché contre une loi esthétique, alors que j’aurais dû l’être parce qu’on avait manqué à une loi physique. Comme si l’art et la nature ne se confondaient pas ! Et comme si les lois de la pesanteur pouvaient être dérangées, sans qu’il y ait là une raison primordiale…

— Que voulez-vous dire ? demanda Hortense intriguée par ces considérations qui semblaient si étrangères à leurs pensées secrètes. Que voulez-vous dire ?

— Oh ! rien, fit-il. Je m’étonne seulement de n’avoir point compris plus tôt pourquoi ce Mercure ne piquait pas une tête, comme ce serait son devoir.

— Et le motif ?

— Le motif ? J’imagine que Pancardi, en tripotant la statuette pour la faire servir à ses desseins, en aura dérangé l’équilibre, mais que cet équilibre s’est retrouvé grâce à quelque chose qui retient le petit dieu en arrière, et qui compense son attitude vraiment trop risquée.

— Quelque chose ?

— Oui. En l’occurrence, la statuette aurait pu être scellée. Mais elle ne l’était pas, et je le savais, ayant remarqué que Pancardi, du haut d’une échelle, la soulevait et la nettoyait tous les deux ou trois jours. Reste donc, une seule hypothèse : le contrepoids.

Hortense tressaillit. Un peu de lumière l’éclairait à son tour. Elle murmura :

— Un contrepoids !… Est-ce que vous supposeriez que ce serait… dans le piédestal ?…

— Pourquoi pas ?

— Est-ce possible ? Mais, dans ce cas, comment Pancardi vous aurait donné cette statuette ?…

— Il ne m’a pas donné celle-ci, déclara Rénine. Celle-ci, c’est moi qui l’ai prise.

— Mais où ? Quand ?

— Tout à l’heure, quand vous étiez au salon. J’ai enjambé cette fenêtre, laquelle est située au-dessus de l’enseigne, et à côté de la niche du petit dieu. Et j’ai fait l’échange. C’est-à-dire que j’ai pris la statue qui était dehors et qui avait de l’intérêt pour moi, et que j’y ai mis celle que m’avait donnée Pancardi et qui n’avait aucun intérêt.

— Mais celle-là n’était pas penchée en avant ?

— Non, pas plus que celles qui sont sur la planche de son magasin. Mais Pancardi n’est pas un artiste. Un défaut d’aplomb ne le frappe pas, il n’y verra que du feu, et il continuera à se croire favorisé par la chance, ce qui revient à dire que la chance continuera à le favoriser. En attendant, voici la statuette, celle de l’enseigne. Dois-je en démolir le piédestal et sortir votre agrafe de la gaine de plomb soudée à l’arrière de ce piédestal, et qui assure l’équilibre du dieu Mercure ?

— Non !… non !… inutile…, répondit vivement Hortense à voix basse.

L’intuition, la subtilité de Rénine, l’adresse avec laquelle il avait mené toute cette affaire, pour elle, tout cela restait dans l’ombre à cette minute précise. Mais elle songeait soudain que la huitième aventure était achevée, que Rénine avait surmonté tous les obstacles, que les épreuves avaient tourné à son avantage, et que l’extrême délai fixé pour la dernière de ces épreuves n’était pas encore atteint.

Il eut, d’ailleurs, la cruauté de le remarquer :

— Huit heures moins le quart, dit-il.

Un lourd silence s’établit entre eux, dont l’un et l’autre subissaient la gêne, au point qu’ils hésitaient à faire le moindre mouvement. Pour le rompre, Rénine plaisanta :

— Ce brave monsieur Pancardi, comme il a été bon de me renseigner ! Je savais bien, du reste, qu’en l’exaspérant je fini-